Boris Vian, passeur d’Amérique
Boris Vian s’est révélé dans sa courte vie un formidable introducteur de la culture américaine en...
À titre de rappel, car il existe maintenant bon nombre d'histoires détaillées du genre, quelques repères chronologiques. L'origine du roman-photo est à la fois floue et nette. Floue, parce qu'il y a toujours, dès qu'un genre existe, et selon le mécanisme culturel bien décrit par Borges, des tentatives d'inventer ses précurseurs. Toutefois, dans le cas du roman-photo, la datation précise du moment inaugural ne fait pas de doute : le premier roman-photo est bel et bien, « Nel fondo del cuore » (Au fond du cœur), publié par le magazine italien Il Mio Sogno (Mon rêve) le 20 juillet 1947. En France, où le roman-photo fut d'abord une affaire d'emprunt et de traduction, l'exemple est suivi par le magazine Festival, créé le 27 juin 1949. Toutefois, les noms clés associés aux origines du genre sont moins Il Mio Sogno et Festival que Grand Hôtel et Nous Deux (respectivement pour l'Italie et la France).
Le premier roman-photo de Grand Hôtel, magazine lancé sur le marché italien en 1947, est « Amarti e dirti addio » (T'aimer et te dire adieu). Il ne paraît toutefois qu'en 1950, le retard étant dû au succès de la formule maison de la revue, essentiellement basée sur les bandes dessinées sentimentales, qui lui avait permis de tenir tête aux revues de roman-photo pendant quelques années.
Le premier roman-photo à paraître dans son homologue français, Nous Deux, également créé en 1947, est « À l'aube de l'amour » (Nous Deux, n° 165, 9 août 1950), soit quelque temps après la publication de Festival. Ce sont en effet Grand Hôtel et Nous Deux qui ont su le mieux capter l'esprit du temps favorable à l'éclosion du roman-photo, avant de s'imposer comme leaders sur le double marché de la presse du cœur et du roman-photo. Le nouveau genre ne sort en effet pas d'un vide. Il est solidement ancré dans la relance de la presse du cœur, qui reprend à la fois les formules de la littérature populaire — le mélodrame et la littérature rose, quant aux contenus ; le feuilleton, quant au rythme et à la structure des récits — et la fascination de la nouvelle culture de masse venue d'outre-Atlantique — d'où l'accent mis sur l'univers du cinéma, au moment même où après plusieurs années d'embargo les films hollywoodiens déferlaient sur l'Europe dévastée (le titre du magazine Grand Hôtel, qui fait référence au film célèbre avec Greta Garbo, le montre avec éclat).
Dans le contexte de la culture mondiale ou en voie de mondialisation, le roman-photo est toutefois un exemple paradoxal. Dès le début du genre, son succès dépasse les frontières du pays qui le voit naître. Le roman-photo essaime rapidement vers la France et connaît quelques années plus tard de nombreux prolongements ailleurs : d'abord en Espagne, au Portugal ou encore en Grèce, puis en diverses régions de l'Amérique latine, où émerge plus tard la remédiatisation la plus efficace et la plus rentable du genre, la telenovela. La grande exposition organisée par le Mucem en 2017, Roman-photo, a mis en valeur la diffusion exceptionnelle du genre à travers les langues et les continents. Elle a confirmé en même temps le caractère finalement réduit, toutes proportions gardées bien entendu, du phénomène photo-romanesque, dont les formes traditionnelles, celles du mélodrame et de la littérature feuilletonesque, coïncident géographiquement et culturellement avec l'aire latine. Il existe à coup sûr des romans-photos allemands ou anglais (on s'amuse souvent à noter qu'un acteur comme Hugh Grant a fait ses premières classes dans des revues pour adolescentes), tout comme on trouve aussi des romans-photos aux Pays-Bas ou en Turquie, mais en règle générale il n'est pas faux de croire que le genre est typiquement latin.
On allègue parfois le clivage entre iconophilie catholique et iconophobie protestante pour expliquer la rapide dissémination du roman-photo dans les pays de tradition catholique et la résistance certaine au même dans les cultures d'esprit protestant. Cette explication est tout sauf absurde comme le montre l'influence directe de l'iconographie catholique sur le langage du roman-photo (la pose des actrices est parfois calquée sur l'iconologie de la Madone, par exemple). Mais elle est loin d'être vraiment convaincante. D'une part, il convient de noter le décalage entre roman-photo et autres médias visuels. Le refus protestant du roman-photo emporterait plus facilement notre adhésion si on le retrouvait chaque fois qu'un nouveau média visuel apparaît sur le marché. Or, le cinéma a été accueilli très favorablement dans des pays luthériens comme le Danemark ou la Suède, aussi bien en termes de production qu'en termes de fréquentation des salles. Et il ne faut pas oublier non plus que le roman-photo s'est également heurté aux autorités catholiques, y compris dans ses formes les plus innocentes. Dans les années 1950, les foudres de l'Église se sont abattues sur un genre accusé d'être à la base d'une vaste opération de « démoralisation » et de perversion du public, sous-entendu du public féminin, victime tragique mais consentante des chants de sirènes de la société de consommation et des aspirations au bonheur personnel, jugés incompatible avec les devoirs de la femme comme épouse puis comme mère. On peut sourire aujourd'hui de ce genre de polémiques, où l'on retrouvait côté à côté catholiques et communistes (eux très inquiets de constater le pouvoir de séduction de l'american way of life qu'étalaient les magazines de romans-photos). Mais elles soulignent avec force les limites des critères idéologiques — iconophilie versus iconophobie, gauche versus droite, culture populaire versus culture d'élite — dans le débat sur la présence ou l'absence du genre à l'échelle des rapports culturels globalisés.
Au sujet du roman-photo, les malentendus sont légion. Le plus tenace est sans doute sa confusion avec la bande dessinée, dont il passe à tort pour être l'équivalent photographique. Un autre, non plus formel mais thématique, concerne la restriction du genre aux sujets mélodramatiques et à la représentation à l'eau de rose de la problématique du couple, alpha et oméga du roman-photo. Un autre encore stigmatise le caractère profondément réactionnaire et immobile du genre, qui n'aurait guère changé depuis son introduction dans l'immédiat après-guerre, quand du reste il était déjà perçu comme artificiel et coupé des réalités modernes. Enfin (mais cette liste est loin d'être exhaustive), les travers et maladresses techniques et esthétiques du roman-photo ont toujours fait l'objet d'un consensus critique solide : pauvre jeu des acteurs qui ne font rien d'autre que poser ; piètre qualité de la mise en scène et de la photographie qui n'arrive à insuffler aucune vie aux marionnettes que sont les acteurs ; intrigues stéréotypées, larmoyantes, usées jusqu'à la corde ; caractère rudimentaire de l'impression ; et incapacité totale de sortir des ornières formelles et narratives où le genre se serait enfermé dès sa première livraison.
Critiques sévères, et pas toujours injustifiées, mais qu'on ne peut pas dissocier de leur contexte culturel et économique plus large. Parangon de la littérature populaire, plus exactement de ce qu'on appelle aussi la « littérature industrielle »1, le roman-photo a pâti du mépris moderne qui frappe toutes les fictions de genre, plus tournées vers l'imitation et l'émulation que vers l'innovation et la quête de l'inédit, voire de l'inclassable. Mais il a non moins souffert des conditions matérielles dans lequel il est proposé au public : non pas sous forme de livre, mais sous forme de magazine offert en kiosque (la publication de romans-photos vendus comme livres et en librairie est un phénomène relativement récent), à l'intérieur du segment peu estimé de la presse féminine (mais toutes les enquêtes ont permis de corriger l'idée largement fausse d'un lectorat essentiellement féminin dans le cas du roman-photo) et destiné à une consommation rapide, futile, sans mémoire ni lendemain (et comme tel exclu des bibliothèques et autres lieux d'archives). Ou si l'on préfère : aux inconvénients du roman-photo en tant qu'objet matériel se sont ajoutés des handicaps structurels, propres aux segments les moins légitimes des industries culturelles.
Le rejet du roman-photo, qui reste sans aucun doute un des genres populaires les plus dépréciés de la seconde moitié du xxe siècle, contraste vivement avec le succès, commercial mais aussi idéologique, de cette forme culturelle. L'enthousiasme du public fut instantané et durable. Pendant plus d'une décennie, c'est-à-dire jusqu'au moment où la télévision commence à pénétrer les foyers, le roman-photo est plus populaire que le cinéma, en Italie comme en France. Et même lorsqu'il cesse d'être le genre hégémonique de la culture de masse, les tirages des revues demeurent considérables (à quoi il faut ajouter que le roman-photo, même dans ses formes très conventionnelles, existe toujours et continue à se vendre). Cet enthousiasme était largement partagé par des publics très différents, non seulement en termes de genres (hommes/femmes) et de générations (le roman-photo se lisait de manière collective, passait de main en main entre amis ou en famille) mais aussi en termes de sensibilités politiques. Les recherches historiques d'Ana Bravo ont révélé que la tentation de la « vie ailleurs », le goût de l'exotisme, le plaisir de l'évasion sont partagés par les franges les plus conservatrices comme les plus politisées du public. Aux portes des usines en grève, les ouvriers préféraient massivement la lecture de Grand Hôtel, leader de marché incontesté des magazines du cœur, à celle de L'Unità, quotidien du Parti Communiste Italien. Dans ses mémoires parus de façon posthume, Hubert Serra, surnommé le « Cecil B. DeMille du roman-photo », rappelle que pendant la guerre d'Algérie les romans-photos étaient de loin le type de lecture favori des soldats2.
Comment expliquer le succès exceptionnel du roman-photo ? Ici encore, il ne suffit pas d'analyser le genre tel qu'en lui-même : à ce niveau-là, on risque de ne voir que ses peu d'atouts, du moins en comparaison avec des genres comme la bande dessinée ou le cinéma. Mais dès qu'on l'aborde en tant que pratique culturelle, les singularités et les points forts du roman-photo sautent aux yeux.
Un premier élément décisif est la place stratégique du roman-photo à l'intérieur du nouveau type de magazines pour femmes lancés après la Seconde Guerre mondiale. Le futur magnat de presse Cino Del Duca crée un véritable empire basé sur les revues à la fois très bon marché et misant fortement sur l'image, deux qualités qui permettent l'accès à la lecture personnelle de lecteurs et lectrices jusque-là exclus de l'achat de magazines. De plus, et c'est un deuxième élément capital, le roman-photo, qui va bientôt dominer, puis supplanter en grande partie les autres rubriques de ces nouveaux magazines, est un genre dont la forme et le contenu sont des remédiatisations très concertées des pratiques culturelles qui, dans les années de l'après-guerre, avaient les suffrages du grand public : la bande dessinée et le cinéma, l'une et l'autre de tendance mélodramatique bien entendu. Le roman-photo copie donc le genre extraordinairement populaire du roman dessiné, une sorte de roman-photo sentimental inventé une année plus tôt en Italie pour soutenir le lancement du magazine Grand Hôtel et immédiatement plagié par des dizaines d'autres magazines. Ce roman dessiné n'est pas à confondre toutefois avec les romance comics américains, qui apparaissent de manière indépendante, sans aucune influence européenne, en 1948 au sein de l'industrie de la bande dessinée locale.
Corollairement il s'efforce d'intégrer tous les thèmes du cinéma mélo ou hollywoodien de l'époque. Le succès aidant, le roman-photo peut prendre quelque distance par rapport à ces deux modèles historiques et développer petit à petit son propre imaginaire et son propre langage esthétique. Cependant les ponts avec les modèles historiques ne sont jamais coupés. Sous peine de perdre le caractère populaire qui était le sien dès le début, le roman-photo doit continuer à se (re)produire à l'intérieur du monde des magazines et respecter les conventions thématiques et stylistiques du mélodrame tel qu'il ne cesse de se reprendre, tous médias confondus, depuis l'écriture feuilletonesque du xixe siècle.
Il existe à coup sûr un roman-photo « prototypique », avec une intrigue, une mise en pages, une forme de mise en scène et un style photographique que l'on reconnaît du premier coup d'œil. L'intrigue est à la fois amoureuse et mélodramatique : la rencontre amoureuse, scellée par le baiser final et la perspective du mariage, mais interrompue, retardée, compliquée par le versant mélodramatique, fondamentalement construit autour du thème de l'innocence persécutée. Bref, il faut toujours du temps avant que les partenaires, dont on sait d'avance qu'ils finiront par se jurer un amour éternel, parviennent à dissiper les malentendus qui les tiennent séparés. À cette intrigue sans cesse remise sur le chantier — mais le plaisir de la reconnaissance est à ce prix ! — correspond une mise en pages non moins répétitive : une planche de roman-photo ne s'éloigne jamais d'une « grille » sous-jacente, faite du tressage du même nombre de bandes horizontales ou strips (deux ou trois), chacun d'eux ayant le même nombre de vignettes (deux ou trois) de même taille. Toutes les variations se font toujours à partir de ce modèle-là. Quant à la photographie, elle se veut aussi transparente que possible et cette simplicité se retrouve dans le jeu des acteurs, invariablement qualifié de rigide et de posé.
C'est sur la pose que se concentrent la plupart des critiques qu'on adresse au roman-photo3. C'est aussi sur la pose qu'il faut s'appuyer pour faire ressortir l'originalité fondamentale du genre. Pour commencer, il importe toutefois de souligner la différence radicale entre le langage du roman-photo, qui assume complètement son caractère artificiel et fictionnel, et les grands stéréotypes du discours sur la photographie, qui exhibent la double propriété de l'instantané (une photo, c'est la prise de l'instant) et du documentaire (une photo est une trace du réel, elle est la preuve que « ça a existé »). Pendant de longues décennies, ce discours, exemplairement représenté par la figure et le travail d'un Cartier-Bresson, a longtemps dominé toute réflexion sur la photographie. L'émergence progressive de la photographie séquentielle, d'un côté, et des images mises en scène, de l'autre, a ouvert l'éventail des pratiques photographiques institutionnellement acceptables. Elle a sûrement contribué à la réévaluation du roman-photo actuellement en cours. Ce nouveau regard sur la photographie, libéré de la double emprise du moment décisif et de la valeur référentielle de l'image, s'est traduit entre autres par une réinterprétation du cliché de la pose. En détournant l'attention de l'action captée par la caméra à la mise en scène fixe et figée de l'acteur, le lieu commun de la pose, loin d'être une tare du roman-photo, devient au contraire un de ses grands avantages. D'une part, la pose focalise le regard sur le corps, non pas le corps en action et porteur d'une section de l'intrigue, mais sur le pouvoir érotique du visage des comédiens (généralement photographiés en plan assez rapproché, entre gros plan et plan approché). Il se crée ainsi une proximité avec le comédien ou la comédienne, qui sert de caution à l'identification des lecteurs aux personnages, véritable clé du succès du genre photo-romanesque. Bien entendu, cette identification n'est jamais naïve, l'abandon n'est jamais complet — ou disons qu'il ne l'est que... dans les fictions elles-mêmes, comme dans le premier long-métrage de Fellini, Le cheik blanc (1952), parodie de la crédulité du public supposé des romans-photos (ce public est toujours fantasmé comme exclusivement féminin, provincial et surtout carrément bête), mais aussi critique cinglante de la prétention, du cynisme et de l'hypocrisie du monde des professionnels du genre (derrière lequel Fellini vise évidemment le monde du cinéma, véritable cible de cette critique d'une jeune épouse ingénue et sentimentale incapable de faire le départ entre fiction et réalité).
Que fait le roman-photo pour dépasser ce prototype, dont le poids se fait sentir jusqu'à aujourd'hui ? Un rapide aperçu de l'évolution du genre en France permet de dégager quelques tendances lourdes. Grosso modo, on peut distinguer trois périodes, qui représentent autant de grands types de transformation. Ces périodes, bien entendu, ne se suivent pas de manière mécanique, car les chevauchements et anachronismes ne sont pas rares, mais les différences sont suffisamment nettes pour justifier une chronologie à trois temps.
Dans un premier temps, le prototype du roman-photo se renouvelle à la fois de l'intérieur et par des apports de type parodique. Si dès 1952, soit cinq ans seulement après le lancement du genre, le roman-photo fait l'objet d'une parodie aigre-douce dans Le cheik blanc, c'est bien entendu parce que dès le début le roman-photo se lit au second degré, comme un objet et une culture un peu risibles dont il est urgent de dénoncer les tares. Il ne faut donc pas s'étonner que la production photo-romanesque a tout de suite engendré une longue série de doubles parodiques, qui l'ont accompagné comme son ombre. L'exemple d'Hara-Kiri, « journal bête et méchant » (1960-1986), est le mieux connu, mais il est loin d'être le seul. Le mouvement situationniste a pratiqué les détournements de romans-photos bien avant lui, l'exemple le plus réussi étant sans doute le montage réalisé en 1955 dans la revue Les lèvres nues par Marcel Mariën, surréaliste révolutionnaire belge et éditeur des premiers textes situationnistes, (« Défense et illustration de la langue française », détournement d'une histoire du magazine Intimité). La veine parodique n'est du reste pas étrangère au roman-photo traditionnel lui-même. Ni les producteurs, ni les lecteurs du genre ne sont dupes des clichés du genre, qui sont souvent parodiés à l'intérieur même des séries les plus conventionnelles. Un bel exemple en est la série italienne Les aventures de Jacques Douglas, très populaire vers 1970, qui croise parodie de roman-photo et clins d'œil aux films d'espionnage à la James Bond, eux aussi, on le sait, de plus en plus « second degré ».
Le renouvellement interne du roman-photo excède évidemment le seul jeu avec les stéréotypes, souvent attribués à l'exemple italien, repoussoir imaginaire à tous ceux qui, en France et ailleurs, s'efforcent de donner plus de prestige au genre au moyen d'innovations formelles et thématiques. Les emprunts à la littérature sont décisifs dans cette opération.
En France, les adaptations littéraires de grand prestige, tournées en décors naturels authentiques et en costumes d'époque, feront les beaux jours d'un magazine comme Femmes d'aujourd'hui, qui commanda dans les années 1960 et 1970 des centaines de romans-photos à Hubert Serra.
D'autres possibilités d'enrichissement du genre sont examinés par Gérard Blanchard, qui dans un article influent oppose « roman-photo » (sous-entendu : mélodramatique, populaire, de mauvaise qualité, implicitement de souche italienne) et « photo-roman » (positionné comme une des formes littéraires d'aujourd'hui et de demain)4. Le passage par le canon littéraire, plus exactement par un certain canon littéraire (Flaubert, Dickens, Tolstoï et tout le roman réaliste du xixe siècle), va de pair avec quelques timides innovations formelles, elles aussi destinées à « remonter le niveau » : amélioration de la qualités des prises de vue, généralisation de la couleur, timides expériences avec des mises en pages plus expressives. Mais l'essentiel du genre reste solidement en place, y compris dans les œuvres, de plus en plus nombreuses, qui essaient d'incorporer la « vraie » vie de tous les jours, et non pas seulement la vie rêvée ou fantasmée, dans les histoires et les images du roman-photo. Le remplacement d'acteurs anonymes par les vedettes de la télévision ou des variétés (on se doute que ce sont souvent les mêmes) est l'illustration la plus éclatante de ce désir de toucher un nouveau lectorat.
Dans un second temps, un nouveau type de rencontre entre roman-photo et nouvelle littérature s'effectue. Sous l'impulsion d'Alain Robbe-Grillet et Jérôme Lindon, respectivement directeur littéraire et directeur général des éditions de Minuit, la prestigieuse maison s'aventure à promouvoir un roman-photo de type « art et essai », à travers un ensemble de romans-photos signés Benoît Peeters (scénario) et Marie-Françoise Plissart (photographies) et publiés entre 1983 et 1987. Très différents de ton et de forme, Fugues (1983), qui joue avec l'univers de la série noire, puis Droit de regards (1985) — ce livre comprend aussi une « lecture » très étoffée de Jacques Derrida, où l'influence du Nouveau Roman est très visible —, et enfin l'indéfinissable Mauvais œil (1987), ouvrent de nouvelles voies, qui font du roman-photo un genre « mixte », valant aussi bien par ses qualités visuelles que par l'intelligence du récit, et résolument moderne. Mettant en parallèle le rejet de la hiérarchie des genres et la réévaluation des genres mineurs, l'historienne de la photographie Laureline Meizel rattache l'intérêt de certains jeunes auteurs pour la création photo-romanesque à une attitude moins crispée à l'égard du dogme moderniste de la critique de la représentation, plus particulièrement de la critique du récit (équivalent littéraire de la figuration dans les arts plastiques).
Dans un troisième temps, qui a commencé à prendre forme au début du xxie siècle, l'évolution du roman-photo conduit le genre en de tout autres directions. La percée de la culture numérique puis des réseaux sociaux conduit de nombreux internautes, amateurs ou professionnels, à publier des récits sous forme de roman-photo digital, par exemple sur instagram. Ces récits combinent souvent dimension autobiographique et aspects documentaires, comme dans la remarquable série du « Café matinal » initié par l'artiste multimédia Lia Rochas-Pàris, déjà auteure d'un roman-photo qui s'approprie les codes des séries de téléréalité, Vasistas (2011). À cela s'ajoutent aussi les recherches qui mélangent intimement bande dessinée et photographie, comme dans la célèbre trilogie d'Emmanuel Guibert (scénario, dessin et couleurs), Frédéric Lemercier (couleurs et mise en page) et Didier Lefèvre (scénario et photographies), Le Photographe (2003-2006). Expériences digitales, chassé-croisé entre fiction et non-fiction, hybridation médiatique, tous ces éléments s'unissent pour redonner une nouvelle jeunesse au roman-photo, qui sans être pour autant un genre déjà reconnu et légitime est parvenu à sortir du ghetto qui a été longtemps le sien.
La nouvelle visibilité du roman-photo serait pourtant impensable sans l'apport de deux autres phénomènes. Pour commencer le travail d'un grand nombre de chercheurs, critiques et historiens, qui ont créé un réseau d'archives parfois informelles mais d'une importance capitale, comme l'a bien montré l'enquête « ethno-numérique » de Paola Bonifazio, qui a participé aux groupes de discussion sur le roman-photo autour de la production du groupe éditorial italien Lancio. En second lieu les efforts du monde de l'art et du patrimoine culturel pour assurer un avenir insoupçonné au genre. L'exceptionnelle couverture de la rétrospective du Mucem en 2017 a prouvé que le roman-photo a cessé d'être un objet purement nostalgique mais qu'il est capable de s'ouvrir à des interrogations tout à fait contemporaines, comme l'a montré l'intégration d'un feuilleton mural au festival EXTRA ! sur la littérature hors le livre au centre Pompidou, également en 2017.
En Amérique latine, la diffusion du roman-photo a été rapide, mais inégale. Au Brésil, l'essor du roman-photo fut facilité par ses rapports avec le monde des feuilletons radiophoniques, incroyablement populaires dans les années 1930 et 1940, et parfaitement compatibles avec le nouveau genre, lui aussi axé sur le mélodrame sentimental. Dans les années 1950, Radio São Paulo a diffusé plusieurs roman-photos publiés par le magazine Encanto (« Misterioso amor » et « Meu raio de sol »), alors que la revue Sétimo Céu publiait la version photo-romanesque d'au moins un feuilleton (« Laura ») de la même chaîne de radio5. Mais le succès des telenovelas, dont les premiers exemples datent de 1963-64, signifia la mort du roman-photo, qui certes se maintint encore plusieurs décennies, mais de manière plus confidentielle et sans jamais avoir eu le même impact que les modèles européens. Le roman-photo brésilien se caractérise par trois traits. D'abord, il reste surtout d'importation italienne, quand bien même l'origine des œuvres n'est pas toujours attestée ou reconnue. Des magazines qui avaient fait du roman-photo leur principal argument de vente, Encanto (1949-1951, publié à São Paolo par Editora Brasiliense), Grande Hotel (créé en 1947, mais ne publiant de romans-photos qu'à partir de 1951, jusqu'à sa disparition en 1983, après le rachat de son éditeur, Vecchi à Rio de Janeiro, par Globo), Capricho (1952-1982, editora Abril, São Paolo), et Sétimo Céu (1958-2000, également publiée par Vecchi), seul ce dernier produisait systématiquement ses propres récits, avec un accent plus net sur le contexte brésilien davantage qu'international (et avec assez tôt une orientation « people », dans un esprit très glamour et donc très blanc).
En second lieu, il s'agit presque toujours de romans-photos sentimentaux, sans trop d'humour ni d'ironie et surtout sans les diverses tentatives de renouvellement interne que l'on trouve en France et en Italie (la seule exception, du reste banale, étant le recours progressif aux vedettes du petit écran ou du monde des variétés). Troisièmement, les tirages de ces revues semblent avoir été relativement modestes, ce qui explique le peu de prégnance du roman-photo dans la mémoire collective des Brésiliens (l'impact massif des telenovelas, qui ont vite pris la place des romans-photos, n'est sans doute pas étrangère à cette présence en demi-teinte).
Du point de vue de l'histoire et surtout de la sociologie du genre, le roman-photo brésilien est loin d'avoir la même importance que son homologue mexicain, qui est devenu — et dans une certaine mesure reste — un véritable phénomène de société, avec un nombre de publications qui défie l'imagination et une diffusion à l'avenant. Dans un ouvrage de référence, Fernando Curiel n'énumère pas moins de 81 titres pour les années 1970, la plupart hebdomadaires, quelques-uns bimensuels, dont beaucoup avec un tirage dépassant le demi-million d'exemplaires (le leader de marché fut Lágrimas, risas y amor, 1963-1995)6. À la différence du marché brésilien, la production mexicaine embrassait une palette de genres plus large et davantage orientée vers le lectorat masculin (fantastique, horreur et érotisme en tête).
Parti du roman dessiné et du cinéma (et plus tard de la télévision et du monde des variétés, d'où lui viendront un grand nombre de ses comédiens, en Europe comme en Amérique latine), pour aboutir au grand et petit écran, qui lui fera une concurrence mortelle, le roman-photo s'avère un grand exemple de la culture de « convergence » transmédiatique. En ce sens, le passage à la telenovela et aux soaps, au Brésil comme en d'autres pays, est un phénomène parfaitement logique, qui démontre la persistance d'une veine feuilletonesque et mélodramatique qui innerve la culture populaire dès le xixe siècle, tous médias confondus.
Charles-Augustin Sainte-Beuve, De La Littérature industrielle (Paris: Allia, 2013 [1839]).
Hubert Serra, Voyage au cœur du roman-photo (Paris: Les Indes galantes, 2017).
Voir, par exemple,Yves Kobry, "Le langage du photo-roman," in L'Art de masse n'existe pas (Paris: 10/18, 1974), 155-181; Cornelia Butler, Flora L. Jan, "The Fotonovela as a Tool for Class and Cultural Domination," Latin American Perspectives, no. 5 (1978): 134-150.
Gérard Blanchard, "Du roman-photo au photo-roman," Communication & Langages, no. 10 (1971): 95-109.
Landim Mano, Julio, "Photonovels in Brazil, and the Brazilian photonovel" (PhD diss., University of Leuven, 2016), 160-161.
Fernando Curiel, Fotonovela rosa, fotonovela roja (México: UNAM, 1990), 125-129.