La réception française de la pensée de Dewey dans le champ éducatif
La pensée éducative de John Dewey a connu une réception contrastée au cours du siècle qui s’est écoulé...
Helen Parkhurst (1887-1973) est une pédagogue américaine qui élabore une proposition pédagogique d'individualisation de l'enseignement appelée Plan Dalton ou méthode des laboratoires. Le Plan Dalton tire son nom de la localité du Massachusetts qui accueille en 1919 une première version aboutie de ses expériences. Parkhurst avait toutefois développé les principes pratiques fondant cette méthode quelques années auparavant dans le cadre du premier poste qu'elle avait occupé dans une école rurale accueillant une quarantaine d'enfants de niveaux très variés. Elle chercha les modalités d'enseignement qui permettraient à chacun d'apprendre selon son niveau et à son rythme à partir des manuels et ressources présentes dans la classe. En d'autres termes, le Plan Dalton consiste en une individualisation du travail et de ses temporalités à partir d'une réorganisation de l'école - de la classe à un moindre niveau - en laboratoires. Chaque laboratoire est consacré à une matière d'enseignement, aménagé pour proposer aux élèves des ressources adaptées, avec un enseignant référent pour la matière qui se tient à disposition des élèves pour les aider dans leurs travaux. Les élèves organisent comme ils le souhaitent leur temps de travail et circulent à l'envi entre les laboratoires, sollicitent l'enseignant ou travaillent à plusieurs quand ils le désirent, sous réserve de remplir le contrat de travail préalablement établi pour le mois. L'ouvrage dans lequel Parkhurst présente cette expérience, Education on the Dalton Plan, traduit en dix-sept langues, ne l'a jamais été en français. Toutefois, Antoinette Guisen y consacre un livre en 1930 intitulé Le plan Dalton pour l'individualisation de l'enseignement.
A la même période, un autre pédagogue américain développe une proposition pédagogique articulée elle-aussi aux enjeux de l'individualisation. Carleton W. Washburne (1889-1968) organise ainsi l'enseignement dans les écoles de Winnetka (Illinois) selon une pédagogie mêlant enseignement collectif et individualisé dans les temporalités et les contenus. Avec l'aide de son équipe, il conçoit un matériel pédagogique adapté à son projet, notamment un fichier autocorrectif d'exercices de mathématiques permettant aux élèves de travailler en autonomie sans être astreints à la progression d'un collectif. Il s'agit cette fois de « tayloriser l'instruction pour valoriser l'éducation » selon la formule de Raymond Buyse, c'est-à-dire de gagner en efficacité dans certains apprentissages grâce à ces outils standardisés permettant à chacun de travailler selon ses besoins, et de dégager du temps pour les activités de coopération et de création, trop souvent sacrifiées à l'enseignement collectif selon Washburne. En langue française, outre de nombreux articles, l'ouvrage d'Alice Marie Smits-Jenart présente la pédagogie élaborée par Washburne.
Ces deux pédagogues étaient affiliés à la Ligue Internationale pour l'Éducation Nouvelle (L.I.E.N.) qui a contribué à faire connaître leurs travaux en Europe. Dans l'aire francophone, ce sont les figures de la place genevoise (Adolphe Ferrière, Robert Dottrens, Jean Piaget en particulier) qui se sont intéressé à ces propositions, leur réservant pourtant un accueil contrasté. Ferrière, qui a rencontré les deux pédagogues, décrit d'abord le Plan Dalton comme un « danger public1» avant de le considérer comme une forme atténuée de l'École active. On note toutefois qu'aucun texte d'Helen Parkhurst n'est publié dans Pour l'ère nouvelle, organe francophone de publication de la L.I.E.N., tandis que la revue accueille cinq articles de Washburne et relaye son enquête sur les fins de l'éducation. Ferrière semble plus favorablement impressionné par les travaux de Washburne, considérant le système de Winnetka comme « la technique de travail individuel [...] la plus complète qui existe2». Cet accueil se traduit aussi par l'emploi du matériel de Winnetka dans l'École internationale de Genève qui reçoit pendant plusieurs années des enseignantes formés dans les écoles américaines.
Robert Dottrens est le pédagogue qui fait la plus grande place dans ses écrits aux travaux des deux pédagogues américains. Il considère dans un premier temps que « les idées de Miss Parkhurst sont celles de l'école active » et conclut que « Miss Parkhurst restera [...] un pionnier dont l'effort personnel et l'œuvre si attirante par certains côtés méritent la reconnaissance de tous les éducateurs3». Il écrit cependant quelques années plus tard que cette organisation à partir des manuels « transforme les élèves en machines à noircir du papier et les maîtres en appareils pour corrections illimitées4». Comme pour Ferrière, la préférence de Dottrens va aux travaux de Washburne qu'il désigne comme « l'un des grands éducateurs que les Etats-Unis s'honorent de posséder5». En 1927, il est invité par Paul Meyhoffer, directeur de l'Ecole internationale de Genève, à prendre part à une commission d'adaptation en français des outils d'auto-éducation de Washburne. Il indique toutefois que si « l'École internationale semblait vouloir se contenter d'une traduction pure et simple des manuels de Winnetka6 » il avait lui-même plusieurs critiques à formuler sur ces outils. C'est en répondant à ces critiques que Dottrens élabora ses propositions pédagogiques pour l'école du Mail.
En 1939, Piaget cristallise ce contraste dans la réception des propositions pédagogiques de Parkhurst et Washburne en rédigeant, dans le tome « Éducation et instruction » de l'Encyclopédie française, les notices consacrées au Plan Dalton et à la technique de Winnetka. Après avoir présenté « ce fameux plan [Dalton] qui peut faire tant pour pallier aux inconvénients de l'enseignement par le livre, et qui réduit la leçon orale au minimum au profit du travail personnel », il en souligne lui aussi les écueils potentiels. Il considère, à l'instar de Ferrière et Dottrens, que le système de Winnetka est une manière de dépasser cette première proposition : « l'intérêt de ce mouvement est bien plutôt dans l'élaboration originale qui y est faite de toutes les méthodes nouvelles. Le Dalton Plan, en particulier, y est employé sous certaines conditions [...]. C'est pourquoi nous considérons Winnetka comme une étape de plus dans la synthèse entre l'individualisation de l'enseignement, l'activité libre et la communauté réelle des élèves7.»
On recense dans la littérature pédagogique francophone des témoignages d'enseignants qui ont travaillé à partir de ces propositions pédagogiques. Les deux adaptations principales du système de Winnetka sont celles de Dottrens à l'école du Mail à Genève et celle du mouvement Freinet à travers la création des fichiers de travail. Freinet s'était lui-même fait communiquer des articles sur le Plan Dalton, connaissait l'œuvre de Dottrens et s'était penché sur les travaux de Washburne qu'il considéra initialement comme « une des dernières et des plus parfaites réalisations de la pédagogie capitaliste » précisant que « les livrets de Winnekta sont secs, rigides et impitoyables comme un travail à la chaîne8» et qu'il désapprouve cette démarche. Quelques années plus tard après un long débat, on peut lire dans L'éducateur prolétarien dans un article intitulé « Notre fichier de calcul » qu'« une réalisation précieuse, [...] a été mise au point sous la direction de Washburne à Winnekta. Nous avons obtenu l'autorisation - exclusive pour la France [poursuit l'auteur] - de la reproduire et nous l'amenderons en faisant une édition sur fiches qui facilitera le travail libre9.» Ces témoignages mettent en évidence l'ampleur du travail de traduction ou de recréation du matériel pédagogique spécifique qui peut expliquer l'écho paradoxalement plus important du plan de Dalton auprès des enseignants. Outre les nombreux exemples cités par Guisen, Marguerite Soubeyran, par exemple, témoigne de son utilisation dans l'école de Beauvallon à Dieulefit, Fernand Mory publie en 1946 un ouvrage dans lequel il précise que « Les essais d'école nouvelle tentés dans la circonscription de Langres dont on trouvera ici le compte-rendu ont eu pour point de départ l'étude du livre d'Antoinette Guisen »... La souplesse d'utilisation du plan Dalton, à l'échelle d'une classe ou d'une école, sur tout ou partie de l'emploi du temps, à partir du matériel que l'on a déjà à disposition, a en effet permis à de nombreux enseignants de s'en inspirer.
Adolphe Ferrière, L'école active (Paris, Fabert, 2003), 45.
Adolphe Ferrière, « La méthode de Winnetka », L'éducateur no.7 (avril 1925): 103.
Robert Dottrens, Le progrès à l'école : sélection des élèves ou changement des méthodes ? (Paris, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1936),138.
Robert Dottrens, L'enseignement individualisé (Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1967), 31.
Robert Dottrens, « L'organisation rationnelle du travail à l'école : la pédagogie expérimentale et les plans d\'études », L'instruction publique en Suisse : annuaire no.34 (1943): 112.
Robert Dottrens, L'enseignement individualisé, op.cit., 33.
Jean Piaget, « Examen des méthodes nouvelles - 1. Méthodes fondées sur les mécanismes individuels de la pensée », in C. Bouglé (dir.), Encyclopédie française, Tome XV : Éducation et instruction, Section 28, (Paris, Société de Gestion de l'Encyclopédie Française, 1939).
Célestin Freinet, « Le fichier de calcul », L'imprimerie à l'école no.49 (février 1932): 141.
Roger Lallemand, « Notre fichier de calcul », L'éducateur prolétarien no.10 (juillet 1934): 537.