Les Knopf, passeurs de la littérature atlantique
Les Knopf créent en 1915 une maison d’édition fondée sur des circulations transatlantiques de livres...
Au cours du xxe siècle, le rôle de l'agent littéraire dans la circulation transatlantique des textes n'a cessé de s'affirmer. À la fois intermédiaires économiques et médiateurs culturels, ces hommes et femmes sont, à travers leurs missions et leurs activités, au cœur de l'histoire culturelle transnationale de l'imprimé. L'évolution de la profession est indiscutablement liée à celle des marchés de l'édition de part et d'autre de l'Atlantique, tout particulièrement dans l'Atlantique nord. Si on peut parler d'acteurs « atlantiques » du livre dès le xviiie siècle, l'agent professionnel n'apparaît véritablement que dans les années 1870, en Angleterre, puis aux États-Unis à la fin du xixe siècle. Le développement tardif de l'édition moderne en Espagne explique que cette figure n'y émerge que dans le dernier quart du xxe siècle. En France, en revanche, les agents restent rares, peut-être en raison de la structuration de l'édition qui tend à concentrer l'exploitation des droits d'une œuvre dans les mains de l'éditeur. Il convient toutefois de distinguer plusieurs acceptions du terme « agent » : si, dans la sphère anglo-américaine et ibérique, on trouve des agents d'auteurs, en France, les agents littéraires sont avant tout des co-agents ou sub-agents, relais d'agences ou d'éditeurs étrangers. L'apparition et l'évolution de cette figure ont partie liée avec les conceptions différentes de la protection de la propriété intellectuelle. Le débat sur la nécessité d'une telle protection se pose en termes similaires, à l'âge des Lumières dans la zone atlantique de langue anglaise et en France, puis au moment des indépendances américaines dans les premières décennies du xixe siècle en Amérique du Sud, mais les répercussions d'un pays à l'autre sont assez différentes. C'est bien parce que le droit patrimonial d'exploitation des œuvres existe à la fois dans le régime du copyright et dans celui du droit d'auteur que l'agent littéraire a pu trouver sa place. Dans une perspective transatlantique, sa mission première reste la gestion et la négociation des droits secondaires et dérivés, et plus particulièrement les droits étrangers et de traduction, plutôt que des droits premiers de publication en édition courante.
Dans l'Atlantique du papier, que les échanges attestent dès la fin du xviiie siècle, l'Europe reste longtemps pourvoyeuse de livres pour l'Amérique du Nord. Le marché transatlantique du livre souffre d'un certain nombre de contraintes au xviiie siècle, que l'on retrouve sous d'autres formes au long des xixe et xxe siècles : la difficulté d'obtenir des informations récentes sur les parutions en Europe ; la durée et les aléas du transport par bateau, d'abord à voile puis à vapeur ; ou encore les obstacles au paiement de ces marchandises. Si certains réseaux, notamment abolitionnistes, aidaient à la circulation de l'imprimé par le biais d'envois individuels - ainsi les écrit du Quaker Anthony Bénézet furent largement relayés et même reproduits, parfois dans de larges proportions -, la plus grande part de ces circulations était assurée par des marchands opérant en dehors de l'économie du livre. C'est notamment le cas au Canada, où les réseaux écossais démontrent la prédominance de marchands autres qu'imprimeurs ou libraires. Les registres douaniers confirment la circulation des livres d'une rive à l'autre, mais bien souvent ne permettent pas de connaître leurs quantités exactes, soit parce que seul le poids des marchandises est indiqué et non le nombre de volumes ou de titres ; soit parce que la mention « articles de papeterie » (stationery) portée sur ces registres ne permet pas de distinguer les livres des autres marchandises. Les livres étaient en effet envoyés en grosses et petites cargaisons, parmi d'autres articles, comme le papier ou l'encre, mais également le tabac.
Aux États-Unis, jusqu'au passage de la loi sur les tarifs douaniers de 1816, il était plus économique d'importer les livres imprimés à Londres, soit déjà reliés soit en feuilles, que des les fabriquer sur place. Dans le second cas, il suffisait à l'imprimeur-éditeur d'adjoindre une page de titre portant sa marque pour en faire une édition états-unienne. L'histoire de la diffusion, puis des réimpressions des œuvres de Walter Scott par Mathew Carey, imprimeur irlandais émigré à Philadelphie et l'un des éditeurs pionniers dans ce pays, démontre l'emploi d'agents commerciaux européens. Carey fit longtemps appel à John Miller qui démarchait les éditeurs britanniques de Scott et obtenait des exemplaires dont il organisait l'envoi par bateau. Afin de garantir leur bon acheminement, il multipliait les colis sur différents navires. Les premières bibliothèques (la Library Company à Philadelphie ; la Charleston Library Society dans le Sud des États-Unis) avaient également recours à des agents commerciaux, ou agents de libraires, à la fois pour se tenir informées des récentes parutions en langue anglaise et pour s'approvisionner. Les services de Peter Collinson, John Ward ou encore Benjamin Franklin pendant son séjour à Londres dans les années 1760 et 1770 étaient alors précieux. S'ils n'étaient pas à proprement parler des agents littéraires, ces hommes étaient des adjuvants de la circulation transatlantique des livres. Ils n'avaient pas toutefois pour fonction de défendre les droits des écrivains britanniques dont ils favorisaient la diffusion en Amérique du Nord.
Dans les années 1820, l'augmentation des tarifs douaniers appliqués aux livres étrangers encouragea les imprimeurs et éditeurs états-uniens à réimprimer et à fabriquer les livres sur le sol américain, ouvrant ainsi une ère de réimpression d'auteurs britanniques que l'on a longtemps assimilée à une violation répétée du droit d'auteur. En 1837 plusieurs auteurs britanniques transmirent au Congrès américain une pétition pour la protection de leurs droits aux États-Unis. La légende d'un Walter Scott conduit à une ruine infâmante par les pratiques frauduleuses des éditeurs américains fut notamment brandie par Charles Dickens lors d'une tournée américaine en 1842. Cette image d'une circulation transatlantique des textes totalement débridée a longtemps perduré, malgré l'existence d'une pratique assez répandue outre-Atlantique au xixe siècle, la courtoisie de la profession (courtesy of the trade). Suivant cette coutume, les éditeurs les plus en vue rétribuaient régulièrement les auteurs qu'ils rééditaient : ainsi Anthony Trollope, Wilkie Collins, George Eliot, Thomas Hardy ou encore Victor Hugo - qui aurait reçu £750 pour son Quatre-vingt-treize - furent rémunérés par les éditeurs Harper & Brothers. Dickens lui-même fut payé pour une réédition des Pickwick Papers par une maison de Philadelphie, Lea & Carey. Cela n'efface pas la réalité de nombreuses rééditions sans autorisation, de part et d'autre de l'Atlantique ; mais, dès lors que le droit d'auteur de ces écrivains n'était protégé par aucune législation internationale aux États-Unis, on ne saurait à proprement parler de piratage.
La parution d'Emile Zola ou Victor Hugo en Amérique du Nord, de James Fenimore Cooper et Harriet Beecher Stowe en France ; l'ouverture, dès les années 1830, de succursales de certaines maisons d'édition américaines et britanniques de l'autre côté de l'Atlantique, les séjours londoniens et parisiens d'éditeurs tels que Harper's ou George Haven Putnam sont autant de signes d'une « transatlantisation » précoce de l'édition et des marchés du livre. Les coups d'éclat de Dickens, la création en 1847 du Cercle de la Librairie qui regroupe en France éditeurs et libraires attestent, d'une part, la professionnalisation des auteurs et des éditeurs, d'autre part, la préoccupation croissante pour le droit d'auteur international. Si la règle de courtoisie des éditeurs américains continua à être de mise jusqu'à fin du xixe siècle, les auteurs demandaient une reconnaissance accrue non seulement de leurs écrits, mais également de leur image. À cela s'attelèrent les agents dramatiques et organisateurs de tournées d'auteurs tel James Redpath aux États-Unis, précurseurs, déjà, des agents littéraires.
La diminution du taux d'illettrisme et l'invention de nouvelles presses rotatives dans les années 1840 entraînèrent la multiplication et la diversification des débouchés pour les productions imprimées. En Angleterre, la presse périodique devint un véritable symbole de l'époque victorienne. De part et d'autre de l'Atlantique anglophone, plus encore que le livre, c'est le magazine qui bénéficia à la fois des avancées technologiques et de l'impulsion des réformes sociales (et morales) visant l'élévation des citoyens. Aux États-Unis, les deux dernières décennies du xixe siècle virent une véritable explosion du nombre de magazines, la diffusion de mensuels étant multipliée par 3,5 entre 1890 et 19051. L'importance des magazines et de la presse comme vecteurs transatlantiques de la littérature et facilitateurs de transferts culturels n'était d'ailleurs pas limitée à la sphère anglophone : Alexandre Dumas doit à la presse lusophone une grande partie de sa popularité au Brésil. Les magazines et les journaux constituaient également une source de revenus non négligeable pour les auteurs. Enfin la multiplication, en Angleterre, aux États-Unis, ainsi qu'en France ou au Portugal, de collections de littérature populaire à bas prix à partir de 1840-1850 augmenta encore la circulation des textes.
La professionnalisation des auteurs est un autre facteur de l'émergence des agents. Plusieurs tentatives pour organiser les auteurs en groupements professionnels furent menées au cours du siècle. Pour Walter Besant et la Society of Authors (1884) en Angleterre, la Société des Gens de Lettres (1838) ou, plus tard, aux États-Unis, la Authors League of America (1912), il s'agissait de protéger les droits de ces travailleurs de l'écrit contre les nombreuses escroqueries, supposées ou réelles, des éditeurs. De fait, nombre d'auteurs continuaient, alors même que le système de royalties commençait à se développer à partir du milieu du xixe siècle, à vendre leurs droits à un éditeur pour une somme forfaitaire, s'interdisant ainsi tout bénéfice sur un succès à venir. Ancien agent commercial pour un éditeur écossais, Alexander Pollock Watt (1838-1914) fut l'un des premiers à comprendre l'intérêt de conserver le copyright - ici littéralement, le droit de reproduire - pour le monnayer. Au milieu des années 1870, il s'établit comme « vendeur de copyrights » et ouvrit la première agence littéraire à Londres.
L'internationalisation de l'édition, ainsi que les débats de la deuxième moitié du xixe siècle sur la nécessité d'une législation internationale sur le droit d'auteur favorisèrent également l'établissement des agents, nouveaux intermédiaires. Se nouaient dans ces discussions, parfois âpres, plusieurs enjeux : la question de la propriété intellectuelle au-delà des frontières nationales, mais également celle des intérêts parfois contradictoires des auteurs et des éditeurs, des imprimeurs et d'autres professions engagées dans la fabrication des livres et de l'imprimé ; enfin, plus largement, c'est la question même de la place et du rôle de l'imprimé dans un marché transatlantique dont les contours sont encore mal définis qui apparaît sur un plan tout à la fois politique et économique.
À la fin du xixe siècle, la protection internationale des textes et des auteurs était réglementée par plusieurs lois, arrêts juridiques et conventions bilatérales. Les relations entre la Grande-Bretagne et les États-Unis restèrent toutefois tendues tout au long du siècle. En 1838, la Grande-Bretagne conditionnait l'élargissement de la protection des auteurs étrangers à la garantie de réciprocité pour les auteurs britanniques : un auteur étranger était protégé si son pays protégeait les auteurs britanniques. Mais en 1854, l'arrêt Jefferys vs Boosey ajoutait une obligation de résidence en Grande-Bretagne au moment de la publication pour garantir le copyright. Des accusations de piratage ne cessaient d'être portées à l'attention du public.
Quant à la France, elle s'était efforcée d'établir avec différents États une protection réciproque des auteurs, au travers de pas moins de vingt traités bilatéraux entre 1852 et 1862. Le pays apparaît comme l'un des plus libéraux dans la protection des œuvres étrangères, puisque le décret de mars 1852 assurait la protection des œuvres, sans obligation de réciprocité, dès lors qu'elles étaient protégées dans leur propre pays. La Convention de Berne (1886) uniformisa les pratiques et établit la reconnaissance du droit exclusif de traduction et d'adaptation pour les auteurs, mais ne permit pas d'éradiquer l'asymétrie des relations entre l'Europe et les États-Unis, qui refusèrent de la ratifier jusqu'en 1988. En 1891, les États-Unis adoptèrent la loi Chace de protection internationale du copyright, au soulagement de nombreux Britanniques, nonobstant des clauses restrictives instaurant l'obligation de la fabrication des livres sur le territoire américain.
A. P. Watt, bientôt rejoint dans les années 1890 par J. B. Pinker (1896) et Albert Curtis Brown (1899) et quelques autres agents moins renommés, n'était pas, on l'a vu, le premier intermédiaire du livre entre les deux rives de l'Atlantique. Les scouts, qui repéraient les ouvrages tout juste parus pour le compte d'éditeurs étrangers mais ne concluaient aucune négociation, tout comme certains traducteurs opérant sur un plan plus artisanal sont autant de précurseurs et de concurrents d'une profession qui n'en était alors qu'à ses balbutiements. Ici encore, la presse joua un rôle important. Les Anglais s'emparèrent du modèle français du feuilleton. Ils en maximisèrent l'exploitation, privilégiant la parution simultanée d'une même fiction dans différents journaux et magazines. Dans les années 1870-1880, apparurent des bureaux de presse comme Tillotson's Newspaper Literature Syndicate en Angleterre ou S. S. McClure Newspaper Syndicate aux États-Unis. Leurs agents se spécialisèrent dans la diffusion périodique de nouvelles et de romans, vendus en placards. La presse magazine constituait également le premier débouché visé par les agents britanniques, puis américains.
Au début de leur carrière, Watt et Pinker négociaient essentiellement pour le compte d'éditeurs ou de confrères. Les agents de cette première époque avaient généralement en commun une expérience de l'édition ou de la presse, en tant que journalistes, rédacteurs, ou commerciaux. Après quelques années passées au service d'un libraire d'Edinbourg, Watt avait fait ses armes chez l'éditeur Strahan and Company, plus spécifiquement comme vendeur d'espaces promotionnels dans les magazines de la maison. Albert Curtis Brown, américain de naissance, avait émigré en Angleterre au service d'un journal états-unien, puis établi son propre bureau de presse, avant de créer son agence littéraire historique.
Dans les années 1890, Pinker et Curtis Brown avaient également à cœur de représenter directement les auteurs. Leurs premiers clients se trouvaient parmi leurs amis ou relations personnelles - c'est le cas de H. G. Wells ou de Arnold Bennett pour Pinker. Il arrivait aussi que leurs clients deviennent des amis, ainsi Joseph Conrad avec Pinker. Quant à Curtis Brown, il obtint la représentation de Winston Churchill, George Bernard Shaw, ainsi que celles de D. H. Lawrence, W. H. Auden ou encore d'Alan A. Milne, auteur de la série de littérature jeunesse Winnie l'Ourson, et immense succès mondial. Ces premiers agents d'auteurs britanniques servaient deux fonctions spécifiques : tout d'abord, ils ouvraient aux écrivains l'accès à différents marchés - celui de la presse magazine, des colonies et le marché nord-américain ; ensuite, ils amélioraient le statut social de l'auteur, participant à la professionnalisation des écrivains et à leur prestige, le fait d'avoir un agent étant à cette époque signe de l'importance de l'auteur.
Paul Reynolds fonda la première véritable agence aux États-Unis en 1895. Dans un premier temps, il s'efforçait de « placer » les auteurs publiés par Cassell's à Londres dans les magazines dont le marché était en plein essor. Outre sa représentation de George Bernard Shaw ou H.G. Wells, il se mit également au service du traducteur de Zola, Ernest Vizetelly. Contrairement aux Britanniques qui misaient à la fois sur le marché des magazines et l'édition classique, les agents américains investirent le marché du livre plus tard, se concentrant longtemps sur la presse périodique, plus lucrative. Watt, quant à lui, alternait services rendus aux éditeurs et services rendus directement aux auteurs, obtenant des contrats de publication auprès des éditeurs et auprès de revues, à la fois aux États-Unis et en Angleterre. The English Illustrated Magazine en Angleterre, Harper's Weekly et Harper's New Monthly Magazine à New York accueillaient notamment les textes de Dickens, W.M. Thackeray, ou George Eliot. Les contrats de cette fin de siècle attestent déjà la dissociation des droits premiers, dérivés et annexes.
C'est vraisemblablement A. P. Watt qui ouvrit la voie vers cette distinction. C'est également lui qui établit l'usage et la convention de la commission d'auteur, soit 10 % sur tous les contrats négociés. La réglementation de la profession ne cessera ensuite d'être affinée par les organisations professionnelles, depuis la Society of Authors' Representatives fondée en 1928 aux États-Unis, jusqu'à l'Association of Authors' Agents au Royaume-Uni aujourd'hui. Les codes de déontologie l'affirmaient alors : un agent digne de ce nom ne diffusait aucune publicité pour ses services, maintenait une séparation nette entre les comptes de l'agence et les comptes de ses clients et ne pouvait proposer une commission inférieure à 10 %. De fait, dans les années 1940, la profession peinait encore à se faire pleinement reconnaître. Car si l'utilité des agents fut assez rapidement perçue par la presse magazine, leur apparition dans les dernières décennies du xixe siècle n'alla pas sans heurts avec les grandes maisons d'édition, aussi bien en Angleterre qu'aux États-Unis. À en croire les témoignages d'éditeurs, notamment ceux de William Heinemann en Grande-Bretagne (1893) et Henry Holt aux États-Unis (1905), l'image de l'agent-parasite, s'immisçant dans la relation personnelle, voire amicale, entre un auteur et son éditeur, pour mieux leur sucer le sang, perdura jusque dans les années 1920. Progressivement néanmoins, l'édition anglo-américaine comprit l'intérêt du travail des agents d'auteurs. En effet, ne facilitent-ils pas le travail d'édition en « filtrant » les textes, en les corrigeant bien souvent, avant de les soumettre pour publication ? Ne permettent-ils pas également aux éditeurs de réserver à leurs auteurs les considérations littéraires, artistiques et philosophiques, tandis que discussions financières et âpres négociations sont laissées aux soins des agents ? Quant à l'utilité des agents étrangers, ou co-agents, elle fut en revanche reconnue assez tôt par agents, éditeurs et auteurs désireux de tirer profit des droits étrangers.
Au-delà de la sphère atlantique anglophone, l'importation de la littérature de langue anglaise en France offre un bon exemple pour appréhender le rôle des co-agents, relais locaux d'agences étrangères, dans la circulation transatlantique. Au tournant du xxe siècle, la situation d'hégémonie de la Grande-Bretagne et des États-Unis, en termes d'exportateurs de littérature, était comparable à celle que nous connaissons aujourd'hui. Entre 1900 et 1925, parmi les auteurs les plus convoités par les éditeurs français, se trouvent, aux côtés de Gorki, Tchekhov et Tolstoi, les désormais classiques américains, Edgar A. Poe, James F. Cooper, Harriet B. Stowe et sa Case de l'Oncle Tom, ainsi que les Britanniques Charles Dickens, Conan Doyle ou Walter Scott. Ils sont bientôt rejoints par un aréopage d'auteurs modernistes dont certains obtiennent leur véritable reconnaissance à Paris.
Dans la première moitié du xxe siècle, l'internationalisation du champ littéraire se poursuit et la multiplication des agences littéraires en Angleterre, aux États-Unis et, dans une moindre mesure, en France, est signe que le marché de la traduction se porte bien, la majorité des textes d'auteurs étrangers étant diffusés en traduction. De fait, on sait le rôle de passeur joué en France par les grands intermédiaires transnationaux, cosmopolites et polyglottes : Valéry Larbaud pour la littérature de langue anglaise et d'Amérique latine - qui fut aussi, inversement, passeur de littérature française en Argentine - ; Victor Llona, traducteur de F.S. Fitzgerald, Willa Cather ou encore Theodore Dreiser dans les années 1930 ; et bien sûr Maurice Edgar Coindreau, grand traducteur des modernistes états-uniens et scout officiel pour le compte de Gallimard à partir de 1936. À l'évidence l'histoire des agents s'entrecroise avec celle de la traduction et des traducteurs.
Dans les années 1940, l'agence littéraire Curtis Brown était devenue la plus importante de Londres. Elle n'était plus seulement l'intermédiaire des plus prestigieux éditeurs américains et britanniques, mais s'était diversifiée, en ouvrant plusieurs bureaux européens, dont l'un à Paris, et une filiale à New York en 1914. Si les agents britanniques et américains restaient indéniablement les plus nombreux entre les années 1920 et 1960, on trouve mention d'agents « continentaux » (européens) dans les annuaires spécialisés Who's Who in Literature? et Writers and Artists' Year-Book à partir de la fin des années 1930. Il est encore difficile d'établir une cartographie des agents littéraires français, mais on décompte une petite dizaine de maisons parisiennes dans les années 1930, dont les deux plus influentes étaient certainement les agences William A. Bradley (1923) et Michel Hoffman (1934). Signe d'une activité croissante, le Groupement professionnel des agents littéraires français est créé en 1948 sur le modèle de la Society of Authors' Representatives états-unienne. Hoffman, Bradley ou encore Denyse Clairouin n'étaient pas des agents d'auteurs, mais des représentants d'agences ou d'éditeurs étrangers, bien que Bradley ait également agi comme représentant direct de certains écrivains français ou états-uniens. Ils présentent un profil relativement similaire : polyglottes, maîtrisant parfaitement l'anglais, ils possédaient une expérience de la traduction (c'est le cas de Denyse Clairouin et de Jenny Bradley) ou de l'édition et s'établirent grâce à des réseaux internationaux d'auteurs et d'agents. William A. Bradley, Américain de naissance, débuta ainsi comme scout français et traducteur vers l'anglais pour l'américain Harcourt-Brace, avant de fonder son agence.
Dans la première moitié du xxe siècle, si la circulation transatlantique des textes était assurée par un grand nombre d'intermédiaires, l'acquisition des droits français de textes étrangers, en revanche, passait le plus souvent par les agents, ce qui n'était pas toujours sans poser problèmes aux éditeurs français, qui devaient trouver le bon interlocuteur. La représentation directe et exclusive d'un éditeur étranger - celle des éditeurs new-yorkais Harcourt-Brace dans les années 1920 et 1930 ou, plus tard, d'Harper & Brothers et Knopf par l'agence Bradley - était gage de négociations directes, le sub-agent servant ici d'intermédiaire entre les éditeurs de chaque côté de l'Atlantique. Mais la représentation des agences états-uniennes était souvent plus complexe, car nombre d'entre-elles avaient de longue date établi des partenariats avec une agence littéraire britannique ou une filiale propre, par laquelle elles continuaient de transiter. Ainsi, dans le circuit des négociations entre un auteur états-unien et un éditeur français, intervenaient l'agent états-unien de l'auteur, le représentant britannique de cet agent et enfin le co-agent français. Dans ce cas, la commission pour les droits étrangers, qui s'élevait en général à 15 ou 20 %, était répartie par tiers entre chaque intermédiaire. Quant aux éditeurs français, ils ne recrutaient pas d'agents locaux fixes, mais nouaient des liens avec ceux qui leur donnaient le mieux satisfaction - à savoir, ceux qui ne tentaient pas de faire systématiquement grimper les enchères. On sait que Gallimard manifesta assez tôt une préférence pour l'agence Bradley, à la fois pour l'acquisition de droits français de textes étrangers, mais également pour la négociation des droits de traduction en langue anglaise de nombre de ses auteurs maison, comme Camus ou Sartre ou encore Proust, dont l'éditeur lui confia la charge après la Seconde Guerre mondiale.
L'une des missions des co-agents est l'assignation d'une valeur financière aux textes et, partant, à certains auteurs, sur la base de critères multiples - dont le succès dans le pays d'origine, les prix littéraires décernés ou encore la forte demande des éditeurs locaux. La valeur est fixée par le montant de l'à-valoir et l'échelle de droits d'auteurs (ou royalties) discutés avec les parties concernées. Ces co-agents peuvent être mandatés par leurs partenaires étrangers pour placer des textes et s'assurer que l'éditeur fournira non seulement les garanties financières escomptées, mais également le cadre le mieux approprié : collection de littérature étrangère ou de littérature jeunesse, catalogue en résonance avec le texte et les attentes de l'auteur. Ils se doivent donc de développer une connaissance à la fois de l'édition étrangère et de l'édition dans leur propre pays, ce qui au milieu du xxe siècle n'était pas aussi simple qu'aujourd'hui. Les co-agents ont une mission d'information importante. Pour les éditeurs français, ils doivent : se tenir informés des publications à l'étranger et de leur succès, indiqués par les chiffres de vente et par d'éventuels prix littéraires ; savoir qui, de l'auteur, de son agent ou de l'éditeur original, détient les droits étrangers. Ils doivent également renseigner, on l'a vu, leurs partenaires anglo-américains sur le champ de l'édition française, son orientation politique, parfois, mais surtout, ses goûts.
Les bouleversements induits par la Seconde Guerre mondiale dans l'espace éditorial transatlantique, ont sans doute favorisé l'essor des agents littéraires. Si les États-Unis et l'Angleterre restent des espaces où l'intraduction est très limitée, en revanche leur prédominance se confirme dans les flux d'extraduction. De fait, alors que peu d'éditeurs états-uniens s'intéressaient véritablement aux marchés étrangers avant 1939, l'usage de l'imprimé et du livre comme vecteurs de propagande pendant la guerre encouragea éditeurs et agents à poursuivre leurs efforts d'ouverture dans les années 1950. Au fur et à mesure que se dessinaient les contours de la diplomatie culturelle états-unienne, d'arme dans la lutte pour la démocratie, le livre devint ambassadeur culturel ; il était alors essentiel de pouvoir largement diffuser des textes, dans la langue des lecteurs visés, a fortiori là où le communisme gagnait du terrain. La méconnaissance à la fois des langues et des marchés étrangers, aussi bien en Europe de l'Ouest qu'en Amérique du Sud, favorisa le recours aux agents littéraires locaux. Cela est particulièrement vrai dans les pays comme la France, où l'Occupation avait largement désorganisé les industries culturelles. Dans l'immédiat après-guerre les co-agents furent notamment sollicités pour retrouver la trace de contrats passés avant-guerre. Une vigilance accrue se manifestait en effet chez les agents états-uniens et britanniques à l'égard des éditeurs français, qui ne distinguaient pas les droits premiers d'édition courante des droits d'adaptation en édition de presse et étaient moins rigoureux que leurs homologues d'outre-Atlantique dans la communication des décomptes de droits d'auteurs. Ainsi les co-agents devinrent des intermédiaires culturels, expliquant aux éditeurs et agents outre-Atlantique ou outre-Manche les particularismes de leurs collègues parisiens.
Enfin, certains co-agents se voyaient mandatés par leurs partenaires étrangers, voire par certains auteurs, pour récupérer des sommes que leurs éditeurs, peu scrupuleux, ne leur avaient pas intégralement versées. Plus largement, la circulation des textes et le paiement des droits d'auteurs à l'étranger étaient tributaires des échanges commerciaux et monétaires internationaux, donc du régime et du contrôle des changes. En période de déséquilibre monétaire, les réglementations internationales du commerce affectent ces circulations ; au xviiie siècle les premiers agents commerciaux du livre étaient déjà confrontés à de nombreuses difficultés de paiement. Qu'il soit son représentant direct ou indirect, une des attributions de l'agent littéraire professionnel est la représentation fiduciaire des auteurs. À ce titre, l'agent comme le co-agent peuvent dans certaines situations encaisser les montants des droits d'auteurs, sur lesquels ils prélèvent leur commission. Cette attribution fut particulièrement utile après la Seconde Guerre mondiale, au moment où la non-convertibilité de certaines devises, dont le franc jusqu'en 1958, et le contrôle des échanges commerciaux et monétaires, entraînèrent d'importantes difficultés de paiement des auteurs et des agents étrangers. Les co-agents conservaient alors des sommes que les auteurs pouvaient débloquer en se rendant dans le pays en question. On peut supposer que nombre d'entre eux, en particulier les moins célèbres, ne touchèrent pas l'intégralité de leurs droits.
La complexification des relations transatlantiques dans l'après-guerre a de fait renforcé l'utilité des agents internationaux, dont les compétences juridiques ont dû s'élargir. Par-delà la question des langues, des territoires s'affirment à l'intérieur d'une même zone linguistique - y compris dans la zone atlantique francophone. Pendant la guerre, la censure imposée par les autorités allemandes en France permit aux éditeurs d'autres pays francophones de s'emparer du marché de la traduction d'œuvres anglophones. La concurrence d'éditeurs suisses ou belges, qui bénéficiaient de leur proximité géographique pour la distribution de traductions sur le territoire français, mais également d'éditeurs canadiens, fut mal vécue par les éditeurs français, qui avaient alors souvent recours aux agents pour déterminer si une traduction était déjà parue dans un autre pays. C'est au lendemain de la guerre que la distinction entre droits mondiaux - dans une langue - et droits par territoire se met en place : dès 1943, face à la montée de l'édition états-unienne et l'immensité de son marché, le Royaume-Uni prenait conscience de la nécessité de conserver le contrôle de l'édition de langue anglaise dans les territoires du Commonwealth. Ce fut l'objectif visé par le British Publishers' Traditional Market Agreement, accord passé en 1947 entre une grande majorité d'éditeurs britanniques, qui divisait le monde anglophone en territoires pour les droits de langue anglaise : aux États-Unis, leur propre territoire et les Philippines ; au Royaume-Uni, les pays du Commonwealth. Progressivement, agents et co-agents comprirent l'intérêt de morceler les droits par territoires, plutôt que de consentir à des cessions dans une langue, pour le monde entier.
Dès les années 1930-1940, la figure de l'agent littéraire était intégrée et acceptée dans le paysage éditorial anglo-américain. L'image de l'agent-parasite s'estompa au fur et à mesure que les éditeurs se rendirent compte que cet intermédiaire fluidifiait et, parfois, apaisait la relation auteur-éditeur : la négociation des contrats, à valoir et droits d'auteurs - potentielle source de conflit - devint la prérogative de l'agent. Dans les années 1960, l'édition espagnole comprit les avantages d'un marché de l'édition hispanique cumulant lecteurs européens et américains - soit un espace linguistique qui compte aujourd'hui plus de 480 millions de locuteurs natifs (2019) auxquels s'ajoutent environ 100 millions de locuteurs non-natifs. Une quarantaine d'agences littéraires et artistiques, représentantes d'écrivains des pays lusophones et hispanophones, y jouent aujourd'hui un rôle considérable pour la diffusion de la littérature sud-américaine dans le monde. L'internationalisation et la concentration de l'édition d'une part, avec la prédominance de grands groupes transnationaux tels que Hachette, Bertelsmann, NewsCorp, Informa, l'espagnol Planeta, ou l'allemand Holtzbrinck Publishing ; d'autre part, la diversification et la complexification des droits secondaires et dérivés, avec le développement du livre de poche dans les années 1930 à 1950, puis des droits audiovisuels, et aujourd'hui, numériques, ont permis la normalisation de ces intermédiaires et le recours massif des écrivains aux agents littéraires aux États-Unis, au Royaume-Uni et en Espagne. À Madrid et Barcelone, on estime que 80 à 90 % des écrivains de fiction emploient un agent, ce qui est d'autant plus nécessaire que la plupart des maisons d'édition n'ont pas de services de cessions de droits étrangers. Ainsi la grande majorité de ces écrivains, comme les écrivains britanniques et états-uniens, se réservent les droits de traduction, dont ils confient l'exploitation à un agent.
L'association d'une édition nationale à un espace linguistique plus vaste, comme on le voit dès le lendemain de la Seconde Guerre mondiale avec le British Publishers' Traditional Market Agreement, induit un double régime de droits premiers : les éditeurs appartenant à de grands groupes transnationaux ont aujourd'hui intérêt à obtenir les droits mondiaux d'édition ou tout au moins, pour les éditeurs britanniques, les droits pour le Commonwealth. Sur ce point, les intérêts de l'auteur et de son agent d'une part et ceux de l'éditeur d'autre part semblent ne pas converger. Un écrivain argentin ou espagnol préférera peut-être fractionner ses droits d'auteur en étant publié par un éditeur argentin d'un côté et par un éditeur espagnol de l'autre, plutôt que par le groupe Planeta qui serait à même de le diffuser sur les deux continents, espérant ainsi démultiplier ses gains. De même, pour un auteur britannique, qui pourra choisir d'être diffusé au Royaume-Uni et aux États-Unis par un éditeur du groupe Holtzbrinck, dont les filiales implantées à Londres, Madrid, ou encore Buenos Aires et São Paulo lui permettent de diffuser des auteurs dans l'aire atlantique et au-delà, au travers du contrôle des structures d'édition, de diffusion-distribution et de vente ; ou choisir de dissocier les éditeurs de part et d'autre de l'Atlantique. Ces configurations font désormais partie des points de négociation auxquels les agents littéraires sont plus spécifiquement attentifs. De fait, sous l'impulsion de cette profession, pour les publications dans une même langue la tendance actuelle est plutôt au morcellement des droits sur plusieurs territoires, malgré la résistance des groupes de médias.
Le régime de protection de la propriété intellectuelle - copyright aux États-Unis et au Royaume-Uni, conception dualiste du droit d'auteur en France, avec protection des droits patrimoniaux et moraux - explique en partie le développement tout à fait différent de la figure de l'agent littéraire dans ces pays. Les agents littéraires sont rares en France, où ils souffrent toujours d'un déficit d'image auprès des éditeurs. Toutefois l'usage du droit d'auteur ne saurait seul expliquer cette situation, d'autant que l'Espagne, bien qu'ayant adopté un régime de protection des auteurs très proche du système français, a très vite accepté l'agent littéraire sur la scène éditoriale. Une autre caractéristique de l'édition française permet de mieux comprendre cette résistance. En effet, la coutume veut que les auteurs français cèdent l'intégralité de leurs droits, premiers, secondaires, dérivés et annexes à l'éditeur ; charge à lui d'exploiter, notamment, les droits de traduction à l'étranger, par le biais des services de cession de plus en plus performants, au sein de son propre groupe ou de sa maison. Pour les éditeurs français, nul besoin, dans cette situation, d'avoir recours à un agent, encore souvent considéré aujourd'hui comme un intermédiaire gênant dans la relation avec les auteurs. C'est à eux que revient de faciliter la circulation des textes et de négocier les droits d'exploitation des auteurs de leur catalogue. On fera remarquer les disparités flagrantes de rémunération des auteurs selon que leurs droits étrangers sont gérés par un agent - 70 à 80 % des montants bruts, en Espagne - ou par un éditeur - 50 à 60 % de ces montants, en France.
L'intégration de l'Alliance des agents littéraires français (créée en 2016) au sein du Syndicat français des agents artistiques et littéraires (SFAAL), laisse toutefois entrevoir de nouvelles orientations, et une meilleure reconnaissance à venir de cette catégorie d'intermédiaires. Le succès des négociations de droits étrangers et la participation de plus en plus importante des agents aux grandes foires du livre, à Francfort - 300 agents en 2015 - ou Londres fournissent d'amples preuves de leur rôle essentiel dans la circulation internationale des textes. Facilitateurs, intermédiaires par excellence, les agents littéraires n'ont cessé de fluidifier les circulations transatlantiques. Leur histoire est aussi, fondamentalement, l'histoire de transferts d'une culture professionnelle, d'Angleterre vers les États-Unis, puis vers l'Europe et l'Amérique du Sud.
Richard Ohmann, « Diverging paths: Books and Magazines in the Transition to Corporate Capitalism, » dans Carl F. Kaestle & Janice A. Radway (dir.), A History of the Book in America, vol. 4, Print in Motion: The Expansion of Publishing and Reading in the United States, 1880-1940, (Chapel Hill: University of North Carolina Press, 2014), 103.