Les auteurs transatlantiques dans l'édition européenne après 1945
Centré sur la circulation des livres dans l’espace transatlantique, cet article part d’un constat...
La francophonie s'écrit avec ou sans majuscule. Avec, le mot renvoie généralement à l'organisation internationale de la Francophonie, créée en 2005 au sommet des chefs d'État et de gouvernement d'Antananarivo mais dont les prémices remontent aux années 1960 ; sans, il peut désigner l'ensemble des locuteurs parlant français dans le monde (acception linguistique), ou tous les pays faisant du français leur langue officielle, voire tous ceux dont une partie des habitants parlent le français (acception géographique), ou encore un projet, une idée, des valeurs qui seraient attachés à l'usage de la langue française (acception spirituelle). On peut ajouter à ces significations courantes du terme celle, plus controversée, qui identifie comme « francophones » des écrivains non français utilisant le français comme langue d'écriture. Le rejet de ce terme par une partie des écrivains concernés, comme par d'autres écrivains, français ceux-là, au nom de la lutte contre une forme de « néo-colonialisme » culturel indique que le mot et l'idée de francophonie portent une lourde charge historique et mémorielle renvoyant à l'assujettissement d'un grand nombre de populations et de territoires par la colonisation française (et belge) dont la contestation s'inscrit elle-même dans un moment « postcolonial » de l'histoire. Nous consacrerons la première partie de cet article à rappeler l'histoire du signifiant « francophonie » et la seconde à présenter les enjeux actuels de son usage dans le débat public en nous appuyant sur un certain nombre de travaux récents, historiques ou non et en insistant sur la dimension transatlantique de la question francophone.
Le mot apparaît pour la première fois dans l'œuvre du géographe Onésime Reclus (1837-1913), frère d'un autre géographe célèbre, Élisée Reclus, comme lui tout à la fois protestant, républicain, et anarchiste ; mais Onésime, beaucoup plus qu'Élisée, fut aussi un colonialiste convaincu, dont l'œuvre s'inscrit dans le grand mouvement de justification de l'œuvre coloniale française entreprise par Jules Ferry dans les années 1880. Le terme est utilisé dans le chapitre 6 de son livre France, Algérie et Colonies (publié dans la collection de l'Histoire universelle dirigée par Victor Duruy) dont la première édition, chez Hachette, date de 1880. Reclus considère que font partie de la « francophonie » « tous ceux qui sont ou semblent destinés à rester ou à devenir participants de notre langue », soit, selon ses calculs, 47 à 48 millions de locuteurs. La France, à cette époque, ne compte guère que 39 millions d'habitants ; la différence est constituée par les populations d'Asie et surtout d'Afrique qui font partie de l'« empire » français. Onésime Reclus encourage la colonisation pour des raisons à la fois démographiques et culturelles. Vaincue par la Prusse en 1870, en infériorité numérique par rapport au iie Reich, la France ne peut espérer instaurer un rapport de force plus favorable qu'en gagnant de nouvelles terres qui lui fourniront ressources et populations accrues. C'est en Afrique, selon lui, que la France doit porter l'essentiel de son effort, l'Asie étant hors de portée. Et c'est par la diffusion de la langue française et des valeurs humanistes de sa civilisation que la France soudera autour d'elle un bloc humain qui lui permettra de compter dans le monde de demain. Car la langue est, pour Reclus, le principe unificateur de tout peuple en même temps que ce qui le distingue des autres. « Il n'y a plus de races, toutes les familles humaines s'étant entremêlées à l'infini depuis la fondation du monde. Mais il y a des milieux et il y a des langues1 », supports d'identités culturelles, entre lesquelles existent des rapports de force. Le français doit abandonner ses prétentions à l'hégémonie européenne ou mondiale, qui ont fait de la plupart des Français des ignorants en matière de langues étrangères ; mais il doit s'implanter dans les régions du monde où se jouera l'avenir.
Réaliste, Reclus considère que ne sont pas les chefs-d'œuvre produits dans une langue qui sont gages de sa perpétuation dans le temps mais le nombre de locuteurs, la masse humaine qui la parle. Il développe une vision très moderne de ce qu'on pourrait appeler, en termes anachroniques, la « mondialisation culturelle », redoutant une forme d'uniformisation linguistique par un « cosmopolitisme » qui réduirait toutes les différences à un commun « sabir »2. Ce faisant, il inaugure l'ambivalence ou l'ambiguïté française qui est celle que nous connaissons encore aujourd'hui, où la lutte pour le maintien d'une diversité culturelle et linguistique dans le monde passe par la défense et la promotion d'une langue à la fois dominante et menacée par d'autres. Un double mouvement d'ouverture, de rejet du nationalisme chauvin, d'une part, et d'exaltation de la grandeur de la langue française, d'autre part, parcourt cette œuvre pionnière qui tombe cependant dans un relatif oubli après la Première Guerre mondiale.
Une francophonie littéraire se fait jour dans l'entre-deux-guerres, que concrétise en 1926 la fondation de l'Association des écrivains de langue française. Des auteurs noirs, d'origine africaine ou antillaise, s'imposent sur la scène littéraire française, à l'image du Martiniquais René Maran (1887-1967), prix Goncourt 1921 pour son roman Batouala, ou du moins connu Bakary Diallo (1892-1978), pasteur peul engagé dans l'armée française en 1911 et qui relatera son expérience de la Grande Guerre dans Force-Bonté — deux vertus cardinales de la France, selon lui — publié en 1926.
Que ces deux écrivains, tout en dénonçant les excès du colonialisme, aient surtout chanté les beautés et bontés de la France, et d'abord de sa langue, engageait la « francophonie » sur la voie d'une justification de l'entreprise coloniale, ce que confirmèrent à leur façon d'autres intellectuels noirs qui commençaient à se faire connaître à la même époque, un Léopold Senghor, un Aimé Césaire (que rencontre Maran dans le salon littéraire de Paulette Narda et dont il conteste le concept de « négritude » au nom d'un humanisme universaliste). Ceux-ci vont reprendre le terme de « francophonie » au début des années 1960 dans le contexte des indépendances africaines mais sans sortir d'une logique de légitimation de l'œuvre coloniale, du moins sur le plan culturel.
C'est en novembre 1962 que les termes de « francophonie » et de « francophone » font un retour en force dans le débat public, à la faveur de la publication d'un numéro de la revue Esprit consacré au « français, langue vivante » dirigé par Jean-Marie Domenach et Camille Bourniquel. Engagée dans la contestation intellectuelle et politique du colonialisme, la revue Esprit accueille dans ses pages les contributions de Léopold Sédar Senghor, Président de la République du Sénégal (fondée deux ans auparavant), du Prince Norodom Sihanouk, chef de l'État du Cambodge (qui a accédé à l'indépendance en 1953), de Jean-Marc Léger, secrétaire général de l'Association des universités partiellement ou entièrement de langue française (AUPELF) et directeur de l'Office de la langue française au ministère des Affaires culturelles du Gouvernement du Québec, ainsi que de diplomates, directeurs d'Instituts français à l'étranger, professeurs dans des universités du Liban, du Maroc, des États-Unis, de Madagascar, de Belgique, du Sénégal, de Suisse, enfin de journalistes et d'écrivains, parmi lesquels l'Algérien Kateb Yacine. Comme le souligne Kaoutar Harchi dans un texte à paraître3, le dossier n'est pas organisé selon un rapport binaire ou frontal opposant la France à l'étranger mais rend compte d'une vision mondiale du français. On trouve les termes « francophone » ou « francophonie » dans quelques contributions, avec une tonalité plutôt positive mais non dénuée de perplexité, à l'instar du texte d'introduction de Camille Bourniquel qui se félicite « de n'avoir rien de mieux sous la main que cet hybride mal greffé qui semble cacher sous un masque quelque désordre originel4 ». Ce « destin en archipel que nous nommons, faute de mieux, francophonie », c'est l'avenir du français débarrassé de l'ambition impériale et lavé du péché colonial. L'objet du dossier est de montrer que l'ambition mondiale de la France ne peut plus être un impérialisme mais qu'il y a un avenir pour la langue française hors de France après la fin des colonies ; s'il fut l'arme du colonisateur, le français a aussi été celle, hier, du colonisé en lutte avant d'être, aujourd'hui et demain, celle du citoyen émancipé.
Ce numéro d'Esprit eut, sur le moment et plus encore par la suite, un retentissement considérable, imposant la « francophonie » en lieu et place des vocables jusqu'alors utilisés tels que « francité » ou « francitude », « communauté francophone », « communauté de langue française » ou « commonwealth à la française », même si les contours et le contenu du terme restent encore flous quinze ans plus tard, comme le reconnaît le Québécois Jean-Marc Léger dans un colloque en 1977 : « Vocable au bonheur éminemment discutable, la Francophonie a quelque chose d'une version contemporaine de l'auberge espagnole, chacun y trouve ou croit y trouver ce qu'il y a apporté5. » Le terme s'enrichit en tout cas dans les années 1960-1970 d'une dimension institutionnelle mais aussi spirituelle qu'il n'avait pas jusque-là, du fait des initiatives prises par un certain nombre de dirigeants politiques placés à la tête d'anciennes colonies ayant accédé à l'indépendance et, pour certaines, fait du français leur langue officielle. On retrouve le Sénégalais Senghor, aux côté du Tunisien Habib Bourguiba, du Nigérien Hamani Diori, du Cambodgien Norodom Sihanouk parmi ceux qui poussent à la mise en place d'une Conférence des ministres de l'Éducation des pays francophones en 1960, première pierre de l'édifice qui portera 45 ans plus tard le nom d'Organisation internationale de la Francophonie. Au-delà de l'usage commun du français, ces chefs d'État mettent en avant une communauté de « valeurs » dont la langue française serait le véhicule privilégié. Héritage humaniste, message émancipateur de la Révolution française, liberté et droits de l'homme font partie de ce bagage qui n'appartient pas à la seule France mais qui est mis à la disposition de tous les peuples — et d'abord de ceux ayant le français en partage. Pour soutenir la diffusion de ces valeurs, il importe de se doter d'outils institutionnels internationaux qui favorisent et organisent les relations entre les pays francophones.
Dans un premier temps, cependant, la France officielle se montre réticente à l'égard de ces projets. Lorsque Hamani Diori, président du Niger, propose en 1966 la création d'une organisation internationale francophone, le gouvernement français lui oppose une fin de non-recevoir.
Le général de Gaulle se méfie par principe des institutions intergouvernementales multilatérales qui pourraient entraver la souveraineté française et sa liberté d'action ; il craint aussi d'inutiles dépenses et qu'une telle organisation perturbe les relations bilatérales privilégiées que la France entretient avec sa clientèle africaine (qu'il a tenté vainement de rassembler dans une communauté franco-africaine). Par ailleurs, son soutien affiché aux indépendantistes québécois est une pomme de discorde avec l'autre grande puissance francophone qu'est le Canada. Probablement aussi, comme Frédéric Turpin en fait l'hypothèse, associe-t-il de manière étroite langue française et nation française, voyant dans la langue un élément d'identité nationale qui ne peut guère être partagé avec d'autres pays6. Georges Pompidou et Valéry Giscard d'Estaing prendront plus d'initiatives mais gèreront, pour l'essentiel, l'héritage gaullien, en particulier en matière de politique africaine (la longue présence de Jacques Foccart comme conseiller aux affaires africaines à l'Élysée entretenant un certain immobilisme en ce domaine). Dans les années 1960 et 1970, la politique française à l'égard de ses anciennes colonies prend essentiellement la forme de la coopération culturelle et technique, avec une priorité donnée à l'Afrique francophone. L'envoi massif d'enseignants français, payés en partie par les gouvernements locaux, a permis au cours de ces deux décennies de faire fonctionner les systèmes scolaires africains, même si un pays comme l'Algérie se lança à partir de son indépendance dans une politique d'arabisation qui entendit rompre avec le legs colonial.
La France ne se désintéresse pas complètement de la Francophonie dans les années 1960 mais elle préfère soutenir des initiatives de type associatif, moins contraignantes : ainsi l'Association des universités partiellement ou entièrement de langue française, fondée et installée à Montréal en 1961, l'Institut international de droit des pays d'expression française en 1964, le Conseil international de la langue française en 1967 et, la même année, l'Association de la jeunesse francophone ainsi que l'Association internationale des parlementaires de langue française. Georges Pompidou obtient en 1965 la création du Haut Comité de défense et d'expansion de la langue française mais ce sont encore les chefs d'État d'un certain nombre de pays africains qui sont à l'initiative de la convention signée à Niamey en 1970 entre vingt-et-un États, dont la France, portant création de l'Agence de coopération culturelle et technique (ACCT) dont — encore lui — Jean-Marc Léger prend la tête. La France s'est ralliée à cette initiative, considérant qu'il valait mieux participer pour contrôler (et contenir les ambitions canadiennes dans l'espace francophone) mais à la condition que les prérogatives de l'agence se limitent à la seule coopération et que celle-ci ne se transforme pas en organe de décision politique.
C'est pourtant ce que l'agence va peu à peu devenir au cours des années 1980 et 1990, cette fois avec l'aval et même sous l'impulsion de la France dirigée par François Mitterrand, qui voit tous les avantages qu'elle pourrait tirer d'une organisation rassemblant les pays francophones pour appuyer ses positions sur la scène internationale. Le président français prend l'initiative de convoquer le premier Sommet des chefs d'État et de gouvernement des pays francophones à Versailles en février 1986, auquel se rendent les représentants d'une quarantaine de pays.
Le deuxième sommet a lieu à Québec l'année suivante et, depuis lors, des rencontres de ce type ont lieu tous les deux ans, institutionnalisant toujours un peu plus les relations entre pays francophones. Le successeur de François Mitterrand, Jacques Chirac, poursuit sur sa lancée et fait de la Francophonie le relais des combats que livre la France en matière culturelle, en faveur de l'« exception culturelle » d'abord, de la « diversité culturelle » ensuite. Parallèlement à l'institutionnalisation de la Francophonie (adoption d'une charte et désignation d'un Secrétaire général au Sommet de Hanoï en 1997, révision de la charte et transformation de l'Agence en Organisation internationale de la Francophonie au Sommet d'Antananarivo en 2005) s'organise en effet le camp des pays qui entendent résister à l'uniformisation culturelle et linguistique dont les États-Unis sont jugés responsables et en tout cas principaux bénéficiaires : c'est la France, avec le Canada, appuyés par la quasi-totalité des pays adhérant à l'Agence puis à l'OIF, qui furent à l'origine de la Déclaration universelle sur la diversité culturelle votée à l'Unesco le 2 novembre 2001, puis de l'Alliance globale pour la diversité culturelle qui fut mise en place dans son sillage, enfin de la Convention sur la protection et la promotion de la diversité culturelle adoptée à une très large majorité des États membres de l'Unesco le 20 octobre 2005, soit un mois avant le Sommet d'Antananarivo. Il y a évidemment là plus qu'une coïncidence des dates.
De nombreux organismes œuvrent aujourd'hui à la diffusion de la langue française dans le monde. Organismes officiels des pays francophones, d'abord : ainsi l'Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique ; en France, l'Agence pour l'enseignement du français à l'étranger (AEFE, créée en 1990, chargée du suivi et de l'animation du réseau des établissements d'enseignement français à l'étranger) ou le Centre international d'études pédagogiques (CIEP, fondé en 1945 et renommé aujourd'hui France Éducation International). Associations ensuite : les Alliances françaises (rassemblées dans une Fondation depuis 2007), le Conseil international de la langue française (fondé en 1968), la Mission laïque (fondée en 1902) sont quelques exemples, auxquels il conviendrait d'ajouter les associations de journalistes, de professeurs, de parlementaires, d'avocats, les réseaux de libraires et d'éditeurs francophones.
Il existe aussi une Francophonie intergouvernementale, l'Organisation internationale de la Francophonie, qui regroupe en 2021, selon le site officiel dont nous tirons ces données, 54 États membres de plein droit, 7 États membres associés et 27 États ayant le statut d' « observateur ». La carte indiquant la répartition des États membres de plein droit montre que la grande majorité d'entre eux se situe sur le continent africain mais l'on trouve des États francophones sur tous les continents.
Un dispositif institutionnel règle leurs rapports : le Sommet des chefs d'État et de gouvernement — le Sommet de la Francophonie —, qui se réunit tous les deux ans, est la plus haute des instances politiques décisionnelles ; viennent ensuite la Conférence ministérielle de la Francophonie (qui se réunit une fois l'an) et le Conseil permanent de la Francophonie, placé sous l'autorité d'un Secrétaire général, qui prépare ces sommets et veille à l'application des décisions qui y sont prises (Louise Mushikiwabo a été désignée à ce poste par le Sommet de la Francophonie en 2018 à Erevan). Deux conférence interministérielles permanentes, celle des ministres de l'Éducation nationale, d'une part, celle des ministres de la Jeunesse et des Sports, d'autre part, complètent ces instances décisionnelles. Quatre opérateurs principaux mettent en œuvre la coopération multilatérale francophone : l'Agence universitaire de la Francophonie (AUF), la chaîne internationale de télévision TV5Monde, l'Association internationale des maires francophones (AIMF) et l'Université Senghor d'Alexandrie. La Francophonie dispose aussi d'un organe consultatif, l'Assemblée parlementaire de la Francophonie (APF) et d'organismes associés, tel que le Forum francophone des Affaires (FFA). Le Secrétaire général de l'organisation convoque tous les deux ans une Conférence francophone des organisations internationales non gouvernementales (OING). En 2017, on comptait 127 OING et autres organismes de la société civile accrédités auprès des instances de la Francophonie. Ces organisations sont consultées et associées dans la mise en œuvre de certains programmes de l'OIF. Il existe par ailleurs des accords de coopération avec les principales organisations intergouvernementales existantes.
L'objectif officiellement poursuivi par l'OIF est le suivant : « contribuer à améliorer le niveau de vie des populations des pays membres en les aidant à devenir les acteurs de leur propre développement ». Quatre grandes missions lui ont été assignées par les Sommets de la Francophonie : « promouvoir la langue française et la diversité culturelle et linguistique ; promouvoir la paix, la démocratie et les droits de l'Homme ; appuyer l'éducation, la formation, l'enseignement supérieur et la recherche ; développer la coopération au service du développement durable ». Ces objectifs témoignent d'une évolution très sensible et peut-être d'un changement de nature de l'organisation internationale de la Francophonie. Si la défense de la langue française et des valeurs communes figurait déjà dans les premiers textes des fondateurs de l'ACCT en 1970, la diversité culturelle ou le développement durable ont été ajoutés par la suite, suivant l'évolution des préoccupations internationales mais aussi celle du rôle joué par l'organisation. Au fil des années, l'OIF est devenue une organisation diplomatique multilatérale, un forum de concertation où l'on échange sur les grands enjeux de politique internationale. La défense de la langue a tendance à passer au second plan, comme l'indiquent le grand nombre d'adhésions récentes au titre de membre associé ou d'observateur de pays dont la population, dans sa très grande majorité, n'est pas francophone (pour la seule année 2018, pas moins de trois adhésions en tant que pays observateur : Gambie, Irlande, Malte, auxquels s'ajoute la Louisiane).
Cette évolution n'est pas sans susciter inquiétude et critiques. L'élargissement constant à de nouveaux membres, la transformation en forum multilatéral (en ONU-bis, disent certains) ne conduisent-ils pas à diluer ce qui faisait la spécificité de l'organisation francophone ? Le budget, jugé souvent insuffisant, peut-il être encore divisé entre un nombre croissant d'actions qui risquent de devenir de plus en plus symboliques ? L'OIF n'est-elle pas menacée du même discrédit qui frappe beaucoup d'organisations internationales et intergouvernementales, accusées d'impuissance alors que le bilatéralisme voire l'unilatéralisme font leur retour en force sur la scène internationale ? Est également pointé du doigt le manque de cohérence entre les « valeurs » affichées et le comportement peu démocratique de nombre de dirigeants de la Francophonie — mais ce reproche-là n'est pas nouveau. De même que sont anciens les reproches adressés à la France, accusée tantôt de ne pas en faire assez, tantôt d'en faire trop à l'égard de la Francophonie. La France, il est vrai, est depuis l'origine dans une position délicate : finançant à 75 % le budget de l'OIF (qui se monte à 71 millions d'euros en 2019) et première puissance économique des pays francophones, elle ne peut pour autant imposer ses vues sans concertation — l'exemple récent des protestations suscitées chez les partenaires francophones de la France par la décision de celle-ci de rattacher TV5 Monde à la holding de France Médias Monde le montre. Assez fréquemment ressurgit le soupçon de « néo-colonialisme » lorsque la France semble outrepasser ses prérogatives au sein de l'ensemble francophone dont elle n'est, officiellement, qu'un membre parmi d'autres.
Il est vrai que la francophonie est, pour la France, un vecteur d'influence globale, qui s'inscrit dans un effort continu pour diffuser la langue, la culture et les valeurs de la France et donc aussi servir ses intérêts nationaux. Cette vision, qui était celle de François Mitterrand et de Jacques Chirac (beaucoup moins de Nicolas Sarkozy et de François Hollande), est aussi celle d'Emmanuel Macron, du moins si l'on en croit ses discours et son plan d'action pour la francophonie rendu public au printemps 2018 (renforcement du système éducatif francophone, de la place du français dans les médias et sur la Toile). On retrouve dans ses propos et propositions l'ambiguïté fondamentale de la Francophonie, vue depuis la position française : défendre les intérêts nationaux au sein d'une organisation multilatérale ; défendre la place du français tout en prônant le plurilinguisme. « Le français se construit par le plurilinguisme, nous existons par le plurilinguisme », a ainsi affirmé le président français, « la francophonie doit faire droit aux autres langues, à celles de l'Europe comme à toutes les langues menacées ; elle est le lieu où les langues ne s'effacent pas ». Un discours en phase avec les orientations de l'OIF qui a fait du plurilinguisme (contre la domination de l'anglais) l'un de ses principaux chevaux de bataille. Mais au-delà de l'enjeu linguistique figure aussi une vision de la mondialisation qui se veut différente de celle que tente d'imposer la principale puissance économique de la planète. L'OIF voudrait être le porte-voix de la diversité du monde, un espace de dialogue interculturel, l'outil et le message d'une mondialisation ouverte mais aussi régulée, prônant une forme rénovée de « non alignement », pour reprendre les termes de Dominique Wolton7. Ce qui permet à la France, là encore, de mêler la défense de ses intérêts géopolitiques en tant que puissance moyenne et celle d'une noble cause multilatérale.
« En Amérique du Nord, près de 10 millions de Canadiens (soit un habitant sur trois) sont francophones. La plupart d'entre eux vivent au Québec, foyer historique de la langue française avec le Nouveau-Brunswick qui recense un tiers de francophones. Non loin de là, au sud de Terre-Neuve, se trouve l'archipel français de Saint-Pierre-et-Miquelon. Aux Etats-Unis, la francophonie ancestrale est résiduelle en Louisiane, dans le Maine et en Nouvelle-Angleterre, mais la langue française est attractive, et les classes bilingues se développent. Les Antilles sont un autre foyer historique du français : Haïti, la Guadeloupe, la Martinique, Saint-Barthélémy et une partie de Saint-Martin mêlent au quotidien le français avec les différents créoles. En Amérique latine, où les Guyanais parlent français, la francophonie est dynamique du fait notamment de la francophilie, forte au Brésil. Au total, le Centre de la francophonie des Amériques estime à 33 millions le nombre de francophones dans l'espace américano-caribéen8. »
Le dernier rapport en date de l'Observatoire de la langue française (un organisme lié à l'OIF), publié en 2018, estime à 300 millions le nombre de locuteurs de français répartis sur les cinq continents. Certaines projections tablent sur le chiffre de 770 millions de locuteurs aux alentours de 2060 dont la grande majorité seraient africains9. Chaque année, 49 millions de personnes dans le monde apprennent le français comme langue étrangère, dont près d'un demi-million dans les seules Alliances françaises, ce qui en fait la deuxième langue la plus apprise dans le monde10. Ces chiffres optimistes masquent des réalités plus contrastées. Le rapport de l'Observatoire considère comme francophones tous les habitants des pays (29) dont la langue officielle est le français ; or, nombre de ces habitants ne parlent pas le français mais d'autres langues locales (le français étant pour eux, au mieux, une langue d'intercompréhension et aussi d'ouverture sur le monde). Par ailleurs, les enquêtes de terrain montrent que la maîtrise réelle et l'usage quotidien du français tendent à diminuer, faute, en particulier, de systèmes scolaires performants et d'un nombre d'enseignants de français suffisant dans beaucoup des pays de la francophonie. Certes, le nombre de locuteurs ne suffit pas à déterminer le rang mondial d'une langue et d'autres éléments doivent être pris en compte (usage de la langue dans les organisations internationales ou sur la Toile) qui situent souvent la France à une place mondiale enviable (la 2e, derrière l'anglais) mais cette position est elle-même fragile, comme en témoigne le recul du français en tant que langue officielle dans les organisations internationales au profit de l'anglais, ce qui est le cas au sein de l'Union européenne. L'hégémonie de l'anglais est un fait solidement établi et il est assez frappant que les organisations représentant trois espaces linguistiques, francophone, hispanophone et lusophone, aient cru nécessaire d'unir leurs efforts pour en contrer les effets les plus négatifs en matière de diversité linguistique. Trois Espaces linguistiques (TEL) est une initiative internationale de coopération linguistique entre l'Organisation des États Ibéro-américains (OEI), la Communauté des pays de langue portugaise (CPLP) et l'Organisation internationale de la francophonie (OIF). Le projet se définit lui-même comme un « espace de réflexion innovant pour la création de nouvelles stratégies de coopération internationale à travers le dialogue entre les cultures, la construction d'une culture de paix11. »
Ce combat pour maintenir une diversité linguistique « horizontale » entre langues au rayonnement mondial devrait s'accompagner d'une lutte pour le maintien d'une certaine diversité « verticale » à l'égard de langues moins bien situées que le français (ou que l'espagnol ou le portugais) dans la hiérarchie des langues, pour reprendre la distinction établie par Jacques Calvet12. Le lien officiellement proclamé entre francophonie et plurilinguisme y gagnerait en crédibilité. Mais le français ne cohabite pas seulement avec des langues locales dans la plupart des pays francophones ; il cohabite en quelque sorte avec lui-même, avec des formes locales de français qui émergent un peu partout mais que la Francophonie officielle peine à reconnaître, étant encore largement tributaire du « français de référence », c'est-à-dire du français de France (et, plus précisément encore, du français tel que le parlent et l'écrivent les professeurs et les gardiens du temple de la langue française). Certes, de nombreux mots issus de ce français d'Afrique, du Québec ou de Wallonie font leur entrée dans les dictionnaires de l'Hexagone mais ceux-ci sont encore loin de refléter la diversité et la richesse de ces vocabulaires qui souffrent d'un déficit de légitimité. Ce qui est en cause ici est le lien fort et ancien entre la langue française et la nation française (même si sa jeunesse semble plus perméable aux influences anglophones), un véritable pluralisme supposant une forme de dé-nationalisation de la langue française et de reconnaissance de l'apport des périphéries (voire de déconstruction du schéma mental opposant un centre et des périphéries).
C'est ce même rapport au national comme aux périphéries que met en lumière, depuis quelques années, le débat tout ensemble politique et littéraire autour de la littérature francophone à laquelle certains opposent une « littérature-monde ». Lancé en 2007 par la publication d'un manifeste en faveur d'une littérature-monde signé par plusieurs dizaines d'écrivains, le débat fait en réalité rejouer des clivages anciens qui remontent à l'émergence d'une littérature d'expression française non métropolitaine dans la première moitié du xxe siècle, en même temps qu'il se nourrit des textes qui s'inscrivent dans le moment postcolonial des idées dans lequel nous sommes entrés depuis les travaux pionniers d'Edward Saïd à la fin des années 1970. Il s'agissait pour les signataires d'en finir à la fois avec la notion présentée comme obsolète et condescendante de « francophonie » et avec une conception étriquée du roman, nombriliste et formaliste, qui aurait dominé les lettres françaises depuis les années 1950. Contre la francophonie, ils avançaient la notion de « littérature-monde » empruntée — sans le dire — à Goethe ; contre le roman germanopratin, l'idée d'un roman comme « atlas du monde ». Pointant à juste titre les effets de relégation induits par les catégories et les classements des journalistes littéraires, des éditeurs ou des libraires, les partisans d'une littérature-monde d'expression française militaient pour une rupture du lien ancestral entre littérature et nation, une « dénationalisation » en même temps qu'une décolonisation de la littérature. Plusieurs arguments ont été avancés contre ces thèses, que nous pouvons résumer comme suit : la littérature métropolitaine ne peut se réduire à la caricature qu'en ont faite ses adversaires (dont beaucoup font d'ailleurs partie, qu'ils le veuillent ou non, de cette littérature) ; cette littérature décrite comme repliée sur elle-même a fait place à nombre d'écrivains étrangers « translingues » c'est-à-dire qui ont choisi d'écrire dans cette langue qui n'était pas la leur au départ ; la catégorie d' « écrivain francophone », si elle pu se révéler un ghetto pour certains auteurs, a pu en aider d'autres à se faire publier et reconnaître hors de leur pays (on songe notamment aux écrivains algériens, en particulier au cours de la décennie 1990).
L'ambivalence entre stigmatisation et reconnaissance a également caractérisé la controverse suscitée par l'annonce de la disparition du Tarmac, seule scène francophone permanente en France, en 2018. Tandis que l'écrivain Mohamed Kacimi estimait que « la langue française n'a nul besoin de cet idéal de la francophonie qui exhale toujours un parfum colonial », et appelait à en finir avec les « bantoustan artistiques » pour créer un véritable « théâtre-monde », Jacques Allaire estimait à l'inverse que supprimer le Tarmac était un « anachronisme, un sinistre retour en arrière, une nouvelle domination, une nouvelle forme de colonialisme - artistique, cette fois13. » On le voit, les deux camps se taxaient mutuellement de néo-colonialisme, de même que partisans et adversaires de la « francophonie » littéraire communiaient dans le même appel à une résistance face à la domination globale de l'anglais.
La francophonie serait-elle toujours le français de l'autre, de l'étranger, du non-Français (qui plus est racialisé) ? Est-elle toujours la marque de la domination symbolique mais aussi économique exercée par le Centre sur les périphéries ? Il est vrai qu'à la différence de l'anglais ou de l'espagnol, le français est encore souvent considéré comme une propriété nationale. Depuis qu'Onésime Reclus a forgé le terme à la fin du xixe siècle, la francophonie est prise dans cette ambivalence — Jacques Coursil parle de « paradoxe », insistant sur l'« histoire coloniale refoulée dans les signifiants de la langue quotidienne14 » — d'être à la fois l'expression d'une domination et l'appel à un pluralisme linguistique et culturel. Nul autre choix sans doute, pour ceux qui participent aujourd'hui de cette réalité francophone ou qui cherchent à la promouvoir, que de penser ensemble les deux termes de cette contradiction.
Onésime Reclus, Un grand destin commence (Paris : La Renaissance du livre, 1917), 115.
Voir Olivier Tholozan, "Origine de l'idée de francophonie. Onésime Reclus, 1837-1913", in Cultures et francophonie, ed., O. Tholozan, (Aix-en-Provence: Presses universitaires d'Aix-Marseille, 2018), 13-18.
Dans les actes du colloque sur la francophonie littéraire de décembre 2017, à paraître aux éditions de L'Harmattan.
Camille Bourniquel, Esprit 311 (novembre 1962): 822.
Cité par Jacques Barrat, Géopolitique de la francophonie (Paris: PUF, 1997), 13.
Frédéric Turpin, La France et la francophonie politique. Histoire d'un ralliement difficile (Paris: Les Indes savantes, 2018), 40-43.
Dominique Wolton, "Aux carrefours de l'histoire," in Francophonie et Mondialisation, les essentiels d'Hermès, ed. Anne-Marie Laulan, Didier Oillo (Paris: CNRS, 2008), 23-28.
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