De l’Europe à Hollywood, et retour. Le symphonisme hollywoodien
Comment les circulations de compositeurs d’Europe centrale et orientale vers les États-Unis ont-elles...
Je partirai de quelques idées reçues et généralement admises sur Hitchcock. Il est incontestable qu’il est un des principaux cinéastes hollywoodiens de l’époque « classique » (environ 1930-1960) ; il est probablement celui qui a suscité, et continue à susciter, le plus grand nombre de travaux d’analyse ou d’exégèse. Le film de Hitchcock qui jouit du plus grand prestige est Vertigo (Sueurs froides, 1958), sacré « plus grand film de l’histoire du cinéma » par divers palmarès et objet de citations et allusions admiratives dans les œuvres de nombreux réalisateurs. Hitchcock est aussi le « maître du suspense », un cinéaste dont les films gardent une réelle popularité.
Au-delà de ce « socle » commun aux cinéphiles et au grand public, on peut ajouter que, dans le meilleur des cas, on sait qu’il est anglais et non américain, et qu’il a réalisé en Angleterre un certain nombre de films (22 avant son départ pour Hollywood) qui ne sont pas sans intérêt. On considère pourtant qu’il n’a donné toute la mesure de son talent, ou de son génie, qu’à Hollywood, l’œuvre anglaise apparaissant comme une période de tâtonnements et d’apprentissage avant l’épanouissement de l’œuvre hollywoodienne, plus mûre, plus accomplie, plus riche, plus complexe.
En corollaire, il est habituel de noter que c’est la critique française, en particulier les critiques des Cahiers du Cinéma des années 1950, Rohmer et Chabrol, Godard, Rivette et Truffaut, tous futurs cinéastes de la Nouvelle Vague, qui a su reconnaître l’excellence de l’œuvre hollywoodienne et l’existence d’un « auteur » moraliste, voire théologien ou métaphysicien, derrière le réalisateur de « thrillers » remportant un grand succès public. Cette reconnaissance, qui culmine avec la publication du Cinéma selon Alfred Hitchcock de Truffaut en 1966, ne s’est pas démentie depuis.
Mon livre, Sir Alfred Hitchcock, cinéaste anglais, sans être ni iconoclaste ni révolutionnaire, se distingue de cette « doxa » et s’inscrit dans la filiation de Charles Barr, English Hitchcock. Il a une double ambition : d’abord, remettre en lumière l’œuvre anglaise, qui reste méconnue, voire inconnue. Elle est incontestablement inégale, mais compte plusieurs films remarquables, et elle apparaît très variée, et plus expérimentale que l’œuvre hollywoodienne. Accessoirement, cette réévaluation vise à montrer tout ce que l’œuvre hollywoodienne retient d’« anglais », de façon ostensible, discrète ou secrète : films pastiches situés en Angleterre, sujets anglais transposés dans un cadre américain, recours à des acteurs anglais dans des rôles de composition, mais aussi dans les rôles principaux.
En voici quelques exemples. Rebecca (1940), Soupçons (Suspicion, 1941), Le Procès Paradine (The Paradine Case, 1948) sont des films dont l’action est censée se dérouler en Angleterre, mais qui sont intégralement tournés en studio à Hollywood. Ils sont ce que j’appelle des « films [anglais] pastiches ». Cette désignation pourrait être étendue à Correspondant 17 (Foreign Correspondent, 1940) et au Crime était presque parfait (Dial « M » for Murder, 1954)* ; par ailleurs, au moins deux films hollywoodiens, *Le Grand Alibi (Stage Fright, 1950) et le remake de L’Homme qui en savait trop (The Man Who Knew Too Much, 1956) sont entièrement ou partiellement tournés à Londres et le premier a parfois été présenté par la critique américaine comme un film anglais.
Voici ensuite des exemples de sujets « anglais », c’est-à-dire d’œuvres-sources anglaises dont l’action et les personnages sont transposés dans un cadre américain : La Corde (Rope, 1948), Mais qui a tué Harry ? (The Trouble with Harry, 1955), Les Oiseaux (The Birds, 1963) et, peut-être le cas le plus curieux, Pas de printemps pour Marnie (Marnie, 1964), où de manière inattendue une chasse à courre surgit en pleine Virginie, motif narratif et visuel qui reprend celui d’un film anglais muet de Hitchcock, Laquelle des trois ? (The Farmer's Wife, 1928). Une variante est constituée par La Maison du Dr Edwardes (Spellbound, 1945), roman et personnages anglais mais dont l’action était située en France, l’ensemble étant américanisé dans le film de Hitchcock.
Les motivations de ces recours à des sources anglaises et leurs modalités d’adaptation apparaissent très diverses. Dans le cas de Rope et de Harry, l’adaptation consiste avant tout à transposer l’action dans des décors étatsuniens, mais les œuvres-sources sont très différentes : une pièce à succès de Patrick Hamilton dans le cas de Rope, un bref roman d’un inconnu dans le cas de Harry. Une pratique hollywoodienne fréquente consiste à acheter les droits d’œuvres littéraires diverses, connues ou prometteuses, et à les adapter ensuite de façon très libre ; c’est le cas tant dans Spellbound, qui transforme un bizarre roman sataniste en récit romantique nourri de psychanalyse, que dans The Birds, qui étoffe considérablement la brève nouvelle de Daphné du Maurier, jusqu’à constituer une œuvre quasi originale, ce qui laisse à penser que la motivation principale a certes été l’argument original de la nouvelle, mais aussi ou d’abord la notoriété d’une romancière autrice de best-sellers. Le cas de Marnie se rapproche de celui de Spellbound, dans le sens où il confirme l’intérêt de Hitchcock pour la psychanalyse, mais il semble aussi attester un choix personnel du cinéaste, qui prend plaisir à « citer » un de ses premiers films anglais, citation qui selon toute probabilité échappe au spectateur de 1964 et a fortiori à celui d’aujourd’hui. Ajoutons qu’il faut distinguer entre les films produits par le très interventionniste David Selznick et ceux pour lesquels Hitchcock assume le rôle de producteur (Rope et tous les titres postérieurs), sans en tirer de conclusions mécaniques : Selznick, féru d’anglomanie, a produit tant Rebecca que The Paradine Case. Les rapports entre producteur et réalisateur ont souvent été houleux, mais il est évident que dans tous les cas, Hitchcock intervient sur le scénario, de façon beaucoup plus autonome dès lors qu’il est son propre producteur.
En ce qui concerne le recours à des acteurs anglais, on observera avant tout la complicité du cinéaste avec Cary Grant, d’origine anglaise mais devenu, comme Hitchcock lui-même, américain, et qui joue dans quatre films du maître. Dans Soupçons, film-pastiche, il est censé être anglais ; dans Les Enchaînés (Notorious, 1946) puis dans La Mort aux trousses (North by Northwest, 1959, il est censé être américain ; dans la comédie à suspense La Main au collet (To Catch a Thief, 1955), son identité exacte fait l’objet de supputations qui renvoient à l’évidence à la capacité de l’acteur à brouiller les pistes (l’héroïne, elle-même américaine, incarnée par Grace Kelly, lui fait remarquer qu’il n’est guère crédible en touriste américain fraîchement arrivé de l’Oregon). Parmi d’autres acteurs britanniques qui jouent les premiers rôles dans les films hollywoodiens de Hitchcock, on citera Laurence Olivier dans Rebecca, Brian Aherne dans La Loi du silence (I Confess, 1953), où il est censé être un Canadien anglais, Ray Milland dans Le Crime était presque parfait, James Mason dans La Mort aux trousses. Deux acteurs qui avaient joué sous la direction de Hitchcock dans sa période anglaise reparaissent dans un film hollywoodien : Herbert Marshall, l’acteur-producteur et détective amateur de Murder ! (1930), personnage inspiré du comédien Gerald du Maurier, devient le gentleman espion allemand de Correspondant 17, tandis que Charles Laughton incarne le juge impitoyable du Procès Paradine après avoir été le flamboyant magistrat et chef des naufrageurs de La Taverne de la Jamaïque (Jamaica Inn, 1939), d’après Daphné du Maurier (la fille de Gerald). Moins célèbre, Edmund Gwenn a tenu des emplois divers dans pas moins de quatre films de Hitchcock, deux anglais et deux américains : il est remarquable dans le méconnu The Skin Game (1931), d’après une pièce de Galsworthy, et joue le rôle de Johann Strauss père dans Le Chant du Danube (Waltzes from Vienna, 1933), un Hitchcock mineur. On le retrouve dans un petit rôle très frappant de tueur déguisé en garde du corps dans Correspondant 17 et il tient un des principaux rôles, celui du capitaine, dans Mais qui a tué Harry ? Les acteurs britanniques abondent dans les seconds rôles, notamment Leo G. Carroll (rôles « anglais » dans Rebecca, Soupçons et Le Procès Paradine, rôles « américains » dans La Maison du Dr Edwardes, L’Inconnu du Nord Express [Strangers on a Train, 1951] et La Mort aux trousses), John Williams (Paradine, Le Crime était presque parfait, La Main au collet, sans oublier plusieurs rôles importants dans la série télévisée Alfred Hitchcock Presents), sir Cedric Hardwicke (Soupçons, La Corde).
Sur ce point aussi, il faut nuancer ce que le choix de Hitchcock a de spécifique. Si une abondante littérature a été consacrée aux apports européens à Hollywood, elle s’est surtout concentrée sur la diaspora germanique et scandinave, sur des réalisateurs comme Lubitsch et Lang, sur des actrices comme Greta Garbo et Marlène Dietrich ; or, comme l’a observé Ian Scott, dès les origines d’Hollywood l’apport le plus important numériquement a été celui des Britanniques, qu’il s’agisse de metteurs en scène venus du théâtre londonien (James Whale ou Edmund Goulding), d’écrivains et scénaristes (Aldous Huxley ou Elinor Glyn), d’acteurs comme Chaplin et de nombreux autres. Cette « colonie » d’expatriés a été décrite et satirisée par Evelyn Waugh dans son récit Le Cher Disparu (The Loved One: An Anglo-American Tragedy, 1948), et Joan Fontaine, l’héroïne de Rebecca, a raconté comment, pendant le tournage du film, elle avait été snobée par les autres acteurs, tous membres de cette colonie, alors qu’elle était elle-même issue d’une famille aristocratique anglo-normande : elle avait cependant le tort d’être née à Tokyo et d’avoir partagé ses jeunes années entre le Japon et la Californie.
Analysant le « cinéma impérial » ou colonial, genre florissant à Hollywood des années 1920 aux années 1960, Jeffrey Richards y démontre l’importance de ces contributions britanniques, qu’il s’agisse des sources (Kipling, Francis Yeats-Brown), des thématiques (le rôle « civilisateur » que joue l’armée britannique dans l’Inde du Raj) ou des interprètes. Parmi ces derniers, il mentionne d’abord ceux qu’il appelle les « acteurs de l’Empire », qu’il assimile expressément à « cette colonie britannique à Hollywood, qui arbore l’Union Jack, prend le thé à 16 heures, joue au cricket et reste fidèle à son passeport britannique ». À ses yeux, les plus importants sont Ronald Colman, suivi de près par C. Aubrey Smith, créateur et capitaine de l’équipe de cricket de Hollywood, puis par Clive Brook, David Niven et Herbert Marshall. Richards évoque ensuite, dans un ordre hiérarchique descendant, un grand nombre d’autres interprètes, y compris des acteurs de composition qui, typés « Britanniques », jouèrent d’occasionnels rôles « impériaux » (par exemple Cedric Hardwicke). Il cite enfin le cas d’acteurs d’origine britannique, tels Cary Grant et Ray Milland, qui avaient adopté un accent mid-Atlantic leur permettant de jouer les rôles les plus divers, y compris quelques rôles « impériaux »1.
Au passage, la critique française, même si elle n’a pas négligé l’œuvre anglaise (l’ouvrage pionnier de Rohmer et Chabrol, publié en 1957, lui consacre son premier chapitre, presque entièrement rédigé par Chabrol), a eu tendance à occulter la très haute estime dans laquelle était tenu Hitchcock dans les années 1930, dans de nombreux pays anglophones (Grande-Bretagne, mais aussi États-Unis, Canada, Australie), ses melodramas et autres films d’espionnage étant souvent considérés comme supérieurs à leurs homologues hollywoodiens. Je n’en donnerai qu’un exemple, la critique des Trente-Neuf Marches (The 39 Steps, 1935) par Andre Sennwald dans le New York Times du 14 septembre 1935 :
« maître des effets de choc et de suspense, de l’horreur froide et de l’humour subtilement incongru, [Hitchcock] utilise sa caméra comme un peintre se sert de son pinceau, stylisant son propos et lui conférant des nuances auxquelles les scénaristes n’auraient jamais songé. Comparés à la délicatesse sinistre et aux euphémismes sophistiqués des Trente-Neuf Marches, les meilleurs de nos mélodrames semblent grossiers et brutaux2. »
La sous-estimation de l’œuvre anglaise d’Hitchcock s’inscrit d’ailleurs dans une sous-estimation habituelle du cinéma anglais en général, y compris chez le « champion » de Hitchcock, Truffaut, qui jugeait « qu’il y a en Angleterre quelque chose d’indéfinissable mais qui est nettement anticinématographique ». Invoquant une fumeuse théorie des climats, Truffaut affirmait qu’il y avait en Angleterre « énormément d’intellectuels, énormément de grands poètes, de très bons romanciers », mais seulement « deux cinéastes dont l’œuvre résiste à l’épreuve du temps : Charlie Chaplin et Alfred Hitchcock », comme par hasard deux cinéastes dont l’œuvre s’était accomplie de l’autre côté de l’Atlantique3. Je ne m’attarde pas sur l’occultation scandaleuse à laquelle procède Truffaut, qui oublie ou feint d’oublier Alexander Korda, Anthony Asquith, Michael Powell et Emeric Pressburger, Carol Reed, les divers auteurs des Ealing comedies, Alexander Mackendrick et David Lean.
Cela dit, il n’en est pas moins avéré que Hitchcock, à l’instar d’autres cinéastes européens tel Lubitsch, a un « rêve d’Amérique », et souhaite disposer des moyens plus importants que pourrait lui offrir Hollywood : moyens techniques, mais aussi stars hollywoodiennes, qui lui paraissent des interprètes plus polyvalents que les stars britanniques. Dans un long entretien, à la veille de son départ « définitif » pour les États-Unis (1939), Hitchcock exprime son désir de tourner avec des acteurs tels que Clark Gable, Myrna Loy, William Powell, et surtout Gary Cooper, qu’il compare à son idole, Sir Gerald Du Maurier, pour leur capacité commune à fasciner les spectateurs avec un jeu minimaliste, une capacité qui transcende donc les oppositions convenues entre acteurs anglais issus du théâtre et acteurs américains au jeu plus spontané (Hitchcock ne tournera avec aucun des acteurs américains qu’il a cités). Il dit aussi son souhait d’« humaniser » des actrices hollywoodiennes comme Luise Rainer et Marlène Dietrich (qu’il dirigera dans Le Grand Alibi, sans vraiment l’humaniser) ; sans doute n’est-ce pas un hasard qu’il s’agisse de deux stars d’origine allemande, qui peuvent apparaître à l’époque comme des « icônes » du glamour hollywoodien plutôt que comme des actrices au jeu subtil. Il dit du mal des actrices anglaises, dont il déplore le manque de naturel, et mentionne élogieusement les noms de Carole Lombard, Claudette Colbert, Greta Garbo et Katharine Hepburn, soit trois actrices américaines caractérisées par leur capacité à jouer la comédie aussi bien que le drame, comme Garbo elle-même venait de le démontrer dans La Dame aux camélias (Camille) et le confirmerait dans Ninotchka (Hitchcock n’a dirigé en définitive que Carole Lombard, dans sa veine comique habituelle, dans le peu convaincant Joies matrimoniales[Mr and Mrs Smith, 1941])4. Plus tard en revanche Hitchcock déplore (non sans raison) le casting de l’Américain Gregory Peck dans Le Procès Paradine, film anglais « pastiche ». À ses yeux, le physique de Peck, qui a fait merveille dans La Maison du Dr Edwardes, son accent, sa jeunesse, le rendent peu crédible en avocat anglais diplômé d’Oxford qui tombe amoureux de sa cliente meurtrière ; dans ce rôle, Hitchcock aurait souhaité un acteur anglais plus âgé, comme Laurence Olivier ou Ronald Colman, ainsi qu’il le dit à Truffaut dans le Hitchbook5.
Dès la période anglaise, la prise en compte par Hitchcock de l’importance du marché étatsunien se manifeste de deux façons : l’introduction d’une star américaine dans la distribution de deux films de 1936 (Robert Young dans Quatre de l’espionnage[Secret Agent], d’après Somerset Maugham, et surtout Sylvia Sidney dans Agent secret [Sabotage], d’après L’Agent secret de Joseph Conrad) ; le respect des interdits du code Hays, code d’autocensure de l’industrie hollywoodienne, dans la première version de L’Homme qui en savait trop (1934), dans Les Trente-Neuf Marches et, surtout, dans La Taverne de la Jamaïque. Dans un premier temps, la sortie des films aux États-Unis est conditionnée à diverses retouches (coupures, limitation des scènes de violence, élimination des sous-entendus sexuels et de certains mots « vulgaires » dans les dialogues, par exemple les références aux « toilettes »). À partir de Secret Agent, Hitchcock, instruit par l’expérience, soumet à la Production Code Administration non le film tourné mais le scénario avant tournage, pour éviter d’avoir à effectuer de coûteuses retouches. Parmi les objections de la censure hollywoodienne auxquelles Hitchcock s’efforce de répondre, on peut noter, dans L’Homme qui en savait trop, la violence du siège final et le nombre élevé de victimes parmi les policiers, ainsi que les détails du kidnapping de l’adolescente (Hitchcock coupe cinq minutes de film) ; dans Les Trente-Neuf Marches, la trop grande proximité sexuelle de Robert Donat et Madeleine Carroll, enchaînés l’un à l’autre par des menottes. Dans La Taverne de la Jamaïque, deux modifications importantes sont apportées au roman-source de Daphné du Maurier : le pasteur, albinos, sataniste et païen, qui dirige la bande de naufrageurs, est « laïcisé » en squire et juge de paix ; et le suicide final du personnage est expliqué, sinon justifié, par sa prétendue folie, la peinture du suicide étant normalement interdite par le code hollywoodien. Ce respect scrupuleux des interdits et des recommandations du code Hays démontre que Hitchcock vise désormais non le seul marché domestique, mais en priorité le marché américain.
Hitchcock se rend à New York pour la première fois en 1937 et commence à y négocier un éventuel contrat avec Selznick. En 1938, il revient aux États-Unis et se rend en Californie. Après son installation quasi définitive à Hollywood en 1939, il n’en traverse pas moins l’Atlantique à plusieurs reprises, y compris pendant la Seconde Guerre mondiale. Très inquiet pour sa mère demeurée en Angleterre, il considère qu’il sert mieux son pays en restant en Californie et en réalisant des films qui participent à la propagande antinazie. Cet engagement politique s’esquissait déjà, de façon de plus en plus nette, dans les films d’espionnage de la période anglaise, L’Homme qui en savait trop, Les Trente-Neuf Marches, Sabotage (où l’on devine que la puissance étrangère qui manipule les anarchistes chargés de répandre la terreur à Londres n’est plus la Russie tsariste du roman de Conrad mais l’Allema ne nazie ; dans la scène-clé de l’aquarium, la désignation d’un curieux poisson « qui semble avoir une petite moustache » est un indice qui pointe Hitler) et surtout Une Femme disparaît qui, en 1938, s’en prend de façon imagée mais très explicite à la politique munichoise d’apaisement (le « pacifiste » qui agite son mouchoir en guise de drapeau blanc est immédiatement abattu par les assaillants du train).
Au nombre de quatre, les films hollywoodiens antinazis de Hitchcock alternent avec d’autres qui sont dépourvus de message politique, comme Rebecca et Joies matrimoniales. Entre les deux, Correspondant 17 est tourné au printemps 1940, donc un an et demi avant l’entrée en guerre des États-Unis. Derrière les péripéties habituelles d’un film d’espionnage, tout ici est allégorique. Un journaliste américain, John Jones (Joel McCrea) est envoyé enquêter en Europe, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, alors qu’il ne sait rien de la situation politique internationale. Il met au jour, en Angleterre et aux Pays-Bas, un réseau d’agents nazis camouflé en organisation pacifiste. Sur le chemin du retour, la guerre venant d’être déclarée, son avion est abattu par des Allemands et il est recueilli par un navire américain (donc « neutre ») d’où il parvient, malgré l’interdiction du capitaine, à transmettre l’essentiel de ses informations à son rédacteur en chef en prétendant passer un coup de téléphone strictement personnel à un proche parent. Lui-même de retour d’un bref voyage à Londres en juin 1940, Hitchcock demande au scénariste Ben Hecht d’écrire en un temps record la célèbre scène finale, ajoutée in extremis au film en juillet, dans laquelle le héros, retourné à Londres un an après l’action principale, témoigne en direct, pour une radio étatsunienne, du Blitz qui commence à s’abattre sur la ville et lance à l’Amérique un pressant message l’engageant à s’armer et à se protéger : « Amérique, ne laisse pas tes lumières s éteindre ! Ce sont les seules qui brillent encore dans le monde ! » Cinquième Colonne (Saboteur, 1942) reprend une démonstration similaire, dénonçant cette fois-ci la présence d’un réseau nazi sur le sol même des États-Unis. Suivront encore Lifeboat (1944) et enfin Les Enchaînés (Notorious, 1946), troisième variation sur le thème des nazis camouflés, transposé dans le cadre du Brésil de l’immédiat après-guerre.
Dans l’intervalle, Hitchcock a traversé l’Atlantique plusieurs fois, notamment à l’invitation de son vieil ami Sidney Bernstein, ancien exploitant d’un réseau de 35 salles avant la guerre, devenu pendant celle-ci un des responsables du cinéma au ministère britannique de l’Information. Hitchcock remonte deux films du ministère pour leur diffusion aux États-Unis et réalise, en français, deux courts métrages de propagande destiAllemagnela France libérée, mais non distribués à l’époque, Bon Voyage (1943-44) et Aventure malgache *(1944). Mais le projet le plus intéressant sur lequel Hitchcock travaille à Londres, pendant six semaines en juin et juillet 1945, est un documentaire dont Bernstein a la responsabilité, *German Concentration Camps Factual Survey, inachevé et oublié jusqu’à la redécouverte de cinq bobines à l’Imperial War Museum presque 40 ans plus tard. Depuis, le film, d’abord rebaptisé Memory of the Camps, a été montré, édité, et souvent présenté de façon manifestement abusive comme « le film d’Hitchcock sur les camps de concentration ». Composé essentiellement à partir de matériaux filmés par les opérateurs des armées alliées (et de quelques rares documents allemands), German Concentration Camps constitue un document exceptionnel et passionnant tant en raison de son sujet et de sa date que des raisons de son abandon. Le rôle — non négligeable — d’Hitchcock a consisté à visionner le matériau filmé et à formuler une série de conseils sur la maniè e de le monter : privilégier des plans séquences et des panoramiques attestant l’authenticité du matériau filmé, par exemple en montrant dans le même plan les officiels allemands venus visiter les camps et les accumulati ns de cadavres ; inversement, réaliser des séquences de montage montrant les accumulations d’objets ayant appartenu aux détenus et aux victimes, prélude à Nuit et Brouillard de Resnais (1956) ; montrer le contraste entre l’atmosphère morbide des camps et la campagne bucolique qui les environnait, pour souligner l’indifférence avec laquelle les Allemands avaient cohabité avec ces camps dont ils ne pouvaient ignorer l’existence. Le film était conçu pour être montré au public allemand afin que celui-ci prenne conscience de sa culpabilité au moins par aveuglement volontaire dans l’entreprise d’exploitation et d’extermi ation des camp ; son projet s’inscrivait donc dans le contexte de la politique de dénazification ou de « réorientation » des esprits menée par les Allemagne de l’Allemagne vaincues ; son inachèvement s’explique sans doute par le surgissement de la guerre froide et le sentiment que la priorité des alliés était d’obtenir la coopération des Allemands de l’Ouest plutôt que de les culpabiliser.
Après la guerre, Hitchcock et Bernstein poursuivent leur collaboration dans une tentative commune de production indépendante qui porte le nom éloquent de Transatlantic Pictures. Le projet est lancé alors que Hitchcock termine Le Procès Paradine, troisième et dernier film produit par Selznick (après Rebecca et La Maison du Dr Edwardes), à la férule de qui le cinéaste souhaite échapper. L’entreprise de Transatlantic Pictures se bornera à la réalisation de deux films qui font l’un et l’autre partie du « panthéon » hitchcockien. La Corde a pour source une pièce de l’Anglais Patrick Hamilton, créée en 1929, dont l’action est modernisée et transposée dans un cadre new-yorkais. Le film est connu pour son sujet scabreux (un couple dont l’homosexualité est suggérée commet un assassinat « gratuit » comme s’il s’agissait d’une œuvre d’art raffinée) et surtout pour la prouesse technique de son tournage par Hitchcock, qui donne l’impression d’un huis clos tourné en un plan unique et donc d’une action dont la durée coïncide exactement avec celle du film. Tourné entièrement en studio à Hollywood, Rope est généralement considéré, non sans raison, comme un film américain. Il en va différemment de la seconde production de Transatlantic Pictures, Under Capricorn (Les Amants du Capricorne, 1949), dont le caractère est plus hybride. Cette adaptation d’un roman historique dont l’action est située en Australie au xixe siècle, tournée en majeure partie aux studios d’Elstree près de Londres, est habituellement considérée comme une production britannique. L’adaptation est signée par le dramaturge écossais James Bridie et la photographie due à l’Anglais Jack Cardiff, tandis que la distribution comporte de nombreux acteurs et actrices anglais ou irlandais, les deux rôles principaux étant cependant tenus par deux stars hollywoodiennes, la Suédoise Ingrid Bergman et Joseph Cotten. La Corde et surtout Les Amants du Capricorne furent des échecs commerciaux et mirent un point final à l’aventure de la Transatlantic Pictures. En revanche Les Amants du Capricorne fut considéré comme un chef-d’œuvre par les jeunes critiques des Cahiers du Cinéma, notamment Éric Rohmer, Jacques Rivette et surtout Jean Domarchi, signataire d’un texte qui, intitulé « Le Chef-d’œuvre inconnu », implique que le public et la critique n’ont pas su reconnaître la qualité du film. La flatteuse référence balzacienne suggère aussi que Hitchcock, loin d’être seulement un technicien, le « maître du suspense », est devenu à Hollywood un véritable auteur, un moraliste, voire un théologien et un métaphysicien6.
Au fil des années 1950, plusieurs des films de Hitchcock, notamment Fenêtre sur cour (Rear Window, 1954), puis le remake de L’Homme qui en savait trop, Sueurs froides et La Mort aux trousses remportent la faveur du public des deux côtés de l’Atlantique, en même temps que se confirme peu à peu le statut que les Cahiers étaient seuls à accorder au cinéaste, consécration qui culmine avec la parution du Hitchbook de Truffaut en 1966. Les occasions de traverser l’Atlantique, pour des raisons personnelles ou professionnelles, sont nombreuses. Certains extérieurs du Grand Alibi sont tournés à Londres et revêtent un caractère documentaire, les effets du Blitz y étant encore clairement visibles, notamment près de la cathédrale de Saint-Paul. La gigantesque salle de concert du Royal Albert Hall apparaît dans le remake hollywoodien de L’Homme qui en savait trop comme elle était apparue dans la version anglaise de 1934 et dès 1927 dans The Ring (Le Masque de cuir), où elle abrite un match de boxe. Dans le même temps, Hitchcock produit et parfois réalise les épisodes de la série télévisée Alfred Hitchcock Presents qu’il introduit toujours lui-même, jouant son personnage d’Anglais rondouillard et flegmatique et donnant libre cours à un humour noir très convenu, comme il le fait parallèlement dans les bandes-annonces de certains de ses films (Psychose [Psycho, 1960], Les Oiseaux).
Auteur qui « signe » ses films en y apparaissant brièvement, Hitchcock est aussi un personnage et, pour reprendre le mot de Paul Lesch, « une marque » commerciale et publicitaire7.
Hitchcock fait un retour remarqué à Londres dans son avant-dernier film, Frenzy *(1972), production anglaise qui reprend le thème du faux coupable déjà traité dans ce que le cinéaste considérait comme son premier film personnel, *Cheveux d’or (The Lodger) de 1926. À l’intrigue scabreuse d’un tueur de femmes à la fois pervers et machiavélique se mêlent de nombreux traits tantôt nostalgiques tantôt satiriques. L’ouverture spectaculaire du film, avec un long travelling aérien qui remonte la Tamise, passant sous Tower Bridge, jusqu’au London City Council qu’on voyait déjà dans Chantage (Blackmail, film anglais de 1929), est justement célèbre ; elle est accompagnée d’une musique que Hitchcock, rejetant les pastiches de Bernard Herrmann qu’on lui proposait, a souhaitée « scintillante, matinale, bois et glockenspiel8 » et qui offre un vif contraste avec la découverte prochaine d’un cadavre de femme étranglée flottant au fil du fleuve. Double variation sur l’ouverture de The Lodger, la scène est située sur la rive sud de la Tamise, en face de l’Embankment où le cadavre était découvert dans le film de 1926, et son plein soleil contraste avec la nuit bleutée du film muet. Hitchcock lui-même, coiffé d’un chapeau melon, apparaît parmi les spectateurs de cette scène initiale. La suite de Frenzy se déroule en grande partie dans le cadre pittoresque de Covent Garden, qui était encore un grand marché de fruits et légumes, les Halles de Londres, où le père du cinéaste avait travaillé comme grossiste.
La carrière entière de Hitchcock est donc placée sous le signe du « transatlantique ». Très tôt, Hitchcock se préoccupe de la diffusion de ses films anglais sur le marché américain. Comme beaucoup de réalisateurs européens, il rêve des moyens humains et techniques qu’Hollywood est susceptible de lui offrir, et il réussit dans la Mecque du cinéma au-delà de toute espérance, même si dans un premier temps les admirateurs de ses films anglais lui reprochent d’être devenu moins expérimental et d’avoir cédé aux sirènes du commerce. En profondeur, l’œuvre américaine continue à se nourrir de l’œuvre anglaise, de sujets anglais, du recours à des acteurs anglais. Mais elle permet aussi à Hitchcock de toucher une audience véritablement mondiale. Devenu citoyen américain en 1955, Hitchcock reste fidèle à son personnage d’« Anglais » de caricature et devient « sir Alfred » Hitchcock en 1979, l’année précédant sa mort à Los Angeles. On conclura que si le cas de Hitchcock est singulier, il s’inscrit aussi dans le contexte plus général et fort complexe des rapports entre le cinéma britannique et Hollywood, que l’on pourrait schématiser comme une incontestable domination économique hollywoodienne (l’Anglo-American film agreement de 1948 a durablement accru la dépendance du cinéma anglais au financement américain), tempérée par la persistance d’une plus-value culturelle apportée par la singularité des créateurs britanniques, qu’ils soient dramaturges, romanciers, acteurs ou cinéastes.
Jeffrey Richards, Visions of Yesterday (Londres : Routledge & Kegan Paul, 1973), 64-65, 72.
Andre Seenwald, "Alfred Hitchcock’s New Picture, The Thirty-nine Steps" The New York Times (14 septembre 1935), cité dans American Film Criticism. From the Beginnings to Citizen Kane, ed. Stanley Kaufmann et Bruce Henstell (New York : Liveright, 1972), 318.
François Truffaut, Le Cinéma selon Hitchcock (Paris : Robert Laffont, 1966), 90-91.
« What I’d Do to the Stars : An Interview with J. Danvers Williams », Film Weekly (4 mars 1939), cité dans Hitchcock on Hitchcock : Selected Writings and Interviews, ed. Sidney Gottlieb (Los Angeles: University of California Press, 1995), 90-94.
Truffaut, Hitchcock, 129.
Jean Domarchi, « Le Chef-d’œuvre inconnu », Cahiers du Cinéma 39 (octobre 1954) : 33-38. Les Amants du Capricorne est aussi cité élogieusement par Maurice Schérer [Éric Rohmer] dans « De trois films et d’une certaine école », Cahiers du cinéma 26 (août-septembre 1953) : 18 ; Jacques Rivette dans « L’Art de la fugue », Cahiers du Cinéma 26 (août-septembre 1953) : 52 ; Maurice Schérer [Éric Rohmer] dans « À qui la faute ? », Cahiers du Cinéma 39 (octobre 1954) : 9.
Paul Lesch, Hitchcock. The brand. La marque Hitchcock à travers le temps, Luxembourg : Cinémathèque de la Ville de Luxembourg, 2022.
Daniel Spoto, The Life of Alfred Hitchcock (Londres : Collins, 1983), 516.