Les Collégiens de Ray Ventura, de l’imitation à l’hybridation
Les disques enregistrés par Ray Ventura et ses Collégiens à Paris au début des années 1930 interrogent...
Appelés à devenir des citoyens américains, près de vingt millions de personnes venues d’Europe et d’Asie s’installent aux États-Unis entre les années 1890 et 1920. Face à cette vague d’immigration sans précédent, les autorités locales puis l’État fédéral mettent en place des politiques assimilationnistes visant à intégrer économiquement, socialement, mais aussi culturellement ces nouveaux arrivants. Ce mouvement d’américanisation s’exprime notamment à l’échelle fédérale par la création, en 1915, d’un National Americanization Committee et, la même année, par le remodelage de l’Independance Day en Americanization Day commémorant l’intégration des immigrants à la culture anglo-américaine.
Les acteurs principaux de l’américanisation sont des institutions éducatives, publiques comme privées, portées par la conviction que la science et le progrès amélioreront les conditions de vie des immigrants et des populations défavorisées. Ce vaste mouvement d’éducation populaire ne s’adresse ainsi pas exclusivement aux immigrés récents, mais aussi à des citoyens américains, habitants des ghettos urbains et ruraux, considérés comme marginaux, voire primitifs par les élites. Les ouvriers d’usine ne sont pas en reste : des settlement schools leur proposent des formations à la sécurité industrielle, mais aussi des ateliers de chants et de danses folkloriques destinés à susciter en eux un esprit de tolérance et de solidarité. Au tournant du xxe siècle, le besoin de se construire en tant que nation s’avère d’autant plus pressant que l’industrialisation galopante et la fin de la conquête de l’Ouest mettent à mal les référents culturels traditionnels liés à l’idéal agrarien, dominant depuis sa promotion par Thomas Jefferson (1743-1826).
Comment américaniser l’Amérique ? Telle est la question. La réponse passe par une culture nationale unifiée. Sa construction présuppose d’en définir les contenus et de choisir les outils à même de les transmettre. Dans le premier tiers du xxe siècle, les compositeurs, intellectuels et pédagogues impliqués dans les mouvements d’éducation populaire se tournent vers la folk music qu’ils considèrent comme un vecteur d’américanité. Catégorie musicale très malléable, la folk music – littéralement musique du peuple – renvoie pour ces acteurs de l’américanisation à des musiques qui seraient transmises oralement et appartiendraient au patrimoine immémorial d’un peuple racialement homogène dont elles incarneraient les valeurs et traditions.
L’enseignement et la pratique de chants et danses folk se développent dans les écoles et les settlement houses. Simultanément, des compositeurs construisent une image musicale de l’Amérique dans les pageants, des spectacles de reconstitution historique accompagnés de folk songs. Les festivals de folk music qui prennent alors leur essor dans les années 1930 tendent à l’Amérique un miroir d’elle-même. Ils reprendront à leur compte une partie des démarches de ces pageants. C’est aussi dans les années 1930 que l’État fédéral, soucieux d’établir une culture nationale officielle, intervient dans l’étude, la collecte et la diffusion de la folk music.
Cet article propose d’évaluer le rôle de la folk music dans l’américanisation des nouveaux Américains du début du xxe siècle en prêtant une attention particulière au problème que pose la définition même de cette catégorie musicale. Celle-ci implique en effet de choisir un peuple à même de représenter la nation dans son ensemble alors que le pays, outre la grande diversité ethnoculturelle de sa population, est gangrené par la ségrégation raciale.
Dans les années 1900, danses et chansons folks sont mobilisées par les éducateurs se réclamant du mouvement réformateur de l’éducation progressiste. Fondé sur les théories de la « nouvelle psychologie », dont le représentant américain le plus notable est Stanley Hall (1844-1924), pionnier de la psychologie expérimentale aux États-Unis et premier Président de l’American Psychological Association. Ce mouvement prône la nécessité d’une réforme de l’éducation prenant en compte les stades de développement des enfants, et donnant la primauté à un apprentissage pratique plutôt que théorique. Une éducation axée sur le développement personnel, social et émotionnel des enfants – par le jeu, l’apprentissage artistique et les activités de groupe – permettrait d’en faire de bons citoyens américains. Les pédagogues progressistes sont pour la plupart des hommes et des femmes issus des milieux intellectuels et bourgeois blancs de la côte Est, ayant fait des études supérieures en Europe ou dans les grandes universités américaines. Dans le domaine de l’éducation musicale, le compositeur et pédagogue Thomas Whitney Surette (1862-1941), formé à Harvard, est l’une des figures les plus influentes de ce mouvement. Après avoir enseigné la musique à l’université de Columbia, il crée en 1915 la Concord Summer School of Music dont le but est de former les professeurs de musique aux principes et méthodes de l’éducation progressiste. Surette rejette l’approche pédagogique consistant à faire débuter les enfants par l’apprentissage théorique du solfège et par une pratique instrumentale technique et rigide visant à former de futurs musiciens professionnels. Il insiste en revanche sur la nécessité de leur transmettre le plaisir de faire de la musique en sélectionnant des pièces simples à exécuter.
Surette s’appuie sur les théories de Stanley Hall selon lesquelles l’ouïe apparaîtrait en premier dans le développement sensoriel de l’individu. Une initiation précoce à la « bonne musique » était supposée éloigner les enfants des musiques commerciales urbaines – jazz, ragtime, Tin Pan Alley – et leur éviterait de sombrer plus tard dans les fléaux de l’alcoolisme, du vagabondage, du communisme et l’anarchisme. Selon le modèle évolutionniste de Hall, le stade de développement des enfants correspondrait à celui des peuples primitifs. La folk music, « simple et enfantine dans son attrait1 », serait la musique appropriée à des capacités intellectuelles et émotionnelles encore limitées. Effet collatéral chez des populations récemment immigrées : favoriser le patriotisme2.
Considéré par les tenants de l’éducation populaire comme l’élément musical le plus primitif, le rythme doit être enseigné aux enfants par le biais d’une pratique corporelle plutôt que par la notation musicale. Les danses folks sont considérées par les éducateurs comme des exercices bénéfiques en raison de leurs « vertus de simplicité, d’action vigoureuse, d’esprit sain, naturel et de plein air3 ». Elles offrent une alternative vertueuse aux danses de couple qui font fureur dans les salles de danse et seraient particulièrement adaptées aux enfants subissant l’air vicié des villes, le manque de proximité avec la nature et l’influence du matérialisme et de l’individualisme de la société industrielle. La création de citoyens américains passe donc aussi par la formation du corps, et la formation du corps par la folk music.
Les Public Schools des années 1910–1930 intègrent à leurs programmes d’éducation physique les danses folk européennes et américaines comme la Virginia Reel ou la Square Dance. Il en va de même pour le YMCA et YWCA (Young Men’s/Women’s Christian Association) et les Settlement Houses qui utilisent des répertoires folk internationaux et standardisés avec un objectif à première vue contradictoire : encourager le pluralisme culturel alors même qu’il s’agit d’américaniser les immigrants. Ces chants et danses sont censés maintenir ou rétablir la fierté des immigrants pour la culture de leur pays d’origine et favoriser la cohésion intergénérationnelle : cela même que les musiques commerciales et leur « américanisme superficiel4 » tendent supposément à déliter. Dans la pratique, cette idée se traduit par l’organisation de festivals où sont présentés des répertoires pensés comme spécifiques à telle nation d’immigration ou à telle aire culturelle. Le Director of Physical Training des écoles publiques de New York, Ward Crampton, initie plusieurs de ces festivals, à l’instar de Lilian Wald et de Jane Addams, respectivement directrices de la Henry Street Settlement School (Manhattan) et de la Hull House (Chicago).
En parallèle, les éducateurs proposent aussi de mélanger des chants et danses de diverses traditions nationales et de les enseigner à tous les nouveaux arrivants afin de transmettre des valeurs de solidarité et de tolérance interethnique indispensables à la cohésion nationale. Cet extrait d’une brochure de 1906 de la Settlement House Chicago Commons, foyer d’accueil pour immigrants, illustre bien la vision pluraliste de l’américanité portée par les éducateurs progressiste :
« La danse gracieusement délicate des enfants italiens, les costumes gais et les mouvements chevaleresques des Norvégiens, les plaids et les révérences des majestueuses dames écossaises, le tourbillon grec des jupes des hommes […] ont élevé chacun au-dessus du petit patriotisme et ont mêlé tous les cœurs dans l’esprit de bon voisinage de notre citoyenneté internationale américaine5. »
Les arrangements et la sélection des répertoires enseignés montrent que l’intérêt des éducateurs n’est pas tant de reproduire fidèlement une tradition nationale donnée que de l’adapter à leurs besoins. À l’exception de figures notables telles que Elizabeth Burchenal (1875-1959) – éducatrice et première présidente de l’American Folk Dance Society fondée en 1916 – et Mary Wood Hinman (1878-1952) – fondatrice d’un centre de formation en danses folk pour les professeurs de Chicago – la plupart des enseignants n’ont qu’une connaissance très réduite des répertoires traditionnels européens qu’ils enseignent. Les danses et les musiques d’accompagnement sont souvent traitées comme deux objets séparés. Le professeur de danse d’origine russe Louis Chalif (1876-1948) propose ainsi dans son manuel une mélodie hongroise pour accompagner une danse bulgare6. Les enregistrements sur disques destinés à l’enseignement des danses folk produits par Victor en 1916 sous la direction d’Elisabeth Burchenal et de l’Anglais Cecil Sharp (1859-1924), pionnier du renouveau du folk britannique, sont interprétés par la fanfare de la maison de disques et non par des musiciens spécialistes des danses qu’ils accompagnent. Des contresens d’autant plus étranges que Burchenal elle-même préconise de faire appel à un musicien « capable de ressentir la qualité folk de la musique7 ».
Destinées à former de futurs citoyens américains, les danses et chansons folk des pays d’origine sont ainsi déterritorialisées pour créer une culture commune. La volonté d’intégration des immigrants se manifeste aussi à travers la traduction systématique des chants en anglais standard dans les recueils et manuels. Ce modèle d’américanisation musicale de répertoires européens marqué par une tension entre la volonté de célébrer les différentes composantes ethnoculturelles du pays et celle de les assimiler à la culture dominante américanocentrée trouve aussi son pendant dans les musiques d’accompagnement de spectacles à visée mémorielle mettant en scène le passé des États-Unis.
En 1914, la ville de Saint-Louis (Missouri) célèbre en grande pompe le cent‑cinquantenaire de sa fondation. Les deux marches composées pour le St Louis Pageant and Masque fournissent un exemple représentatif de construction musicale de l’américanité d’une région, fondée ici sur son passé français par l’emploi de folk songs faisant référence à ce pays.
Dans March of the Pioneer (1914), le compositeur de Saint-Louis Ernest Kroeger (1862‑1934) cite La Guiannée, un chant de quête de la Saint‑Sylvestre d’origine française qui lui a été joué au violon par Joseph January, le serviteur noir d’une bourgeoise francophone de Saint-Louis. Dans l’arrangement orchestral de Kroeger, La Guiannée est mise en valeur par un ralentissement du tempo et l’exécution de la mélodie par le violon – seul passage solo de la pièce. À l’occasion du Pageant, l’harmonisation de La Guiannée est publiée et distribuée au public. La partition est ornée d’un drapeau à six fleurs de lys sur fond bleu sur lequel est inscrit « The Pageant & Masque of Saint-Louis ». Le texte de présentation, intitulé « The Ancient Origin of La Gui-Année », situe la pratique locale de ce chant rituel à l’époque des fondateurs franco-créoles de Saint-Louis et en attribue l’origine à « l’histoire des Druides en Bretagne ». Le fait que la quête chantée de la Guiannée, effectuée par une bande de jeunes hommes qui chantent de maison en maison contre des dons de nourriture et de boissons, ait toujours lieu chaque année dans plusieurs bourgades autour de Saint-Louis est à peine mentionné à la fin du texte, les auteurs préférant sans doute lui conserver son aura d’antiquité.
Le troisième mouvement d’une autre marche, The Official Souvenir March of the Pageant and Masque, composée et jouée par le directeur musical du St Louis Pageant and Masque, Noël Poepping (1864-1950), reprend la mélodie de la Chanson de l’année du coup. Ce chant a été publié pour la première fois en 1845 dans un quotidien de Saint-Louis par le chef de chœur franco-américain Wilson Primm (1810-1890), le grand-père maternel de Poepping8. Il raconte, sous la forme d’un dialogue entre un messager et le gouverneur espagnol de la Louisiane, l’attaque britannique subie par les habitants franco-créoles de Saint-Louis le 26 mai 1780, dans le contexte de la Révolution américaine. Selon Primm, les vers auraient été écrits par son instituteur, Jean-Baptiste Trudeau, immédiatement après l’attaque, et envoyés au gouverneur à La Nouvelle-Orléans. Cette chanson a plus probablement été composée par Primm lui-même à partir de divers témoignages oraux. Elle dépeint les Franco-Créoles de Saint‑Louis comme de courageux combattants, victimes de la sauvagerie des miliciens amérindiens et canadiens-français sous ordre britannique et de leur gouverneur espagnol accusé (à tort) d’être de mèche avec l’Angleterre. Primm, qui publie ces vers à un moment où l’anticatholicisme est exacerbé par la montée des hostilités entre les États-Unis et le Mexique, cherche ainsi à montrer le rôle joué par les Franco-Créoles dans l’Indépendance américaine et leur fort patriotisme américain.
La citation de cette chanson par le petit-fils de Primm renvoie au passé colonial français de Saint-Louis. Elle montre le rôle clef joué par ses habitants franco-créoles dans l’histoire des États-Unis. Ces derniers s’y voient dépeints en pionniers américains au même titre que les colons anglais des Treize colonies. Le choix de Poepping d’utiliser une chanson narrant une bataille de la guerre d’indépendance gagnée par les Français contre les Anglais est particulièrement révélateur de la fièvre mémorielle qui traverse Saint-Louis et plus généralement le Middle West depuis les années 1890. Cet engouement culminera dans les années 1920 autour du 150e anniversaire de la Révolution américaine.
Ce « Midwestern historical commemoration movement9 », fruit de la volonté des élites politiques régionales de valoriser le rôle joué par les anciens Territoires du Nord-Ouest dans la construction de la nation américaine, s’articule autour de célébrations anniversaires et de publications savantes consacrées à la glorification du général indépendantiste de Virginie, George Rogers Clark (1752‑1818), alors considéré comme le grand héros militaire responsable de l’entrée de ces territoires dans l’Union10. Si, dans La Chanson de l’année du coup, les Franco-Créoles sont présentés comme de vaillants alliés à la cause des indépendantistes, ils sont le plus souvent dépeints par les mémorialistes anglo‑américains comme des acteurs historiques passifs et indolents, trop occupés à danser et chanter pour épauler militairement Clark et ses soldats. Cette représentation des Franco-Créoles a été notamment diffusée par l’homme politique et historien de Nouvelle-Angleterre, Henry Cabot Lodge (1850-1924), un ami proche du futur président américain Theodore Roosevelt (1858‑1919) avec qui il partage une vision impérialiste et anglo-centrée de l’histoire américaine. Dans un ouvrage de 1898, il décrit en ces termes la prise par Clark de la ville de Kaskaskia aux mains des Britanniques, le 4 juillet 1778 :
« À l'intérieur, un bal battait son plein, et les Franco-Créoles, joyeux et bons vivants, dansaient et s'amusaient. […] Les danseurs surpris se retournèrent et regardèrent, et là, debout près de la porte, les bras croisés, ils virent la silhouette sinistre et silencieuse de Clark dans sa tenue en peau de daim à franges, le pionnier américain, le chef de la nouvelle race conquérante. La musique cessa, la danse s'arrêta, les femmes hurlèrent, mais Clark, impassible, leur demanda de continuer à danser et de se rappeler qu'elles étaient sous la domination de la Virginie, et non de la Grande-Bretagne.11 »
Ce récit romanesque sera coopté et transposé à l’épisode de la prise de Vincennes, Indiana, par l’armée de Clark, et mis en scène dans le grand pageant organisé par les notables de la ville en 1929 pour en célébrer le cent cinquantenaire12.
Au travers des citations de La Chanson de l’année du coup et de La Guiannée, les Franco‑Créoles apparaissent comme les figures d’un passé lointain dans lequel les forces britanniques et les Amérindiens représentaient une menace. Les chansons qui évoquent leur histoire doivent d’ailleurs être arrangées et harmonisées par des compositeurs professionnels pour représenter convenablement, aux yeux de l’élite culturelle et selon les canons de la musique savante de l’époque, la situation contemporaine de la ville. Dans cet exemple, la mise en musique de l’américanité de la ville de Saint-Louis intègre le caractère pluriethnique de son histoire, notamment par la mise en évidence du patriotisme des Franco-Créoles, mais au prix d’une archaïsation de ses composantes non anglo‑américaines. Les musiciens locaux franco‑créoles descendants des esclaves noirs des colons français comme Joseph January, qui enseigne La Guiannée à Kroeber mais ne reçoit aucun crédit, sont quant à eux effacés de ces œuvres mémorielles. Leur contribution à la vie culturelle et musicale francophone de la région a pourtant été fondamentale. En témoigne par exemple leur rôle clef dans le maintien du rituel de la Guiannée à Sainte-Geneviève (Missouri), où ils ont été les seuls à pratiquer la quête entre la fin du xixe siècle et la recréation d’une troupe par des habitants blancs en 191413.
Il faut attendre l’entre-deux-guerres pour que des festivals programment des musiciens locaux amateurs ou semi-professionnels qui présentent les musiques folk associées à leur culture régionale ou ethnique sans l’intervention de compositeurs savants extérieurs. Parmi les festivals des années 1930 ayant eu le plus de retentissement, les deux exemples suivants illustrent deux manières diamétralement opposées de représenter l’américanité par la musique.
Le White Top Folk Festival se tient annuellement de 1931 à 1939 (sauf en 1937) sur une montagne du comté de Grayson, en Virginie. Il vise à présenter à un large public les musiques traditionnelles que les organisateurs jugent représentatives de la région. Ses fondateurs et programmateurs sont John Powell (1882-1963), compositeur et ardent militant de la ségrégation raciale, et Annabel Morris Buchanan (1888-1983), musicienne, enseignante et collectrice très active dans les clubs de musique féminins. L’avocat John Blakemore s’occupe quant à lui des aspects logistiques et financiers. La programmation et les conditions de participation au festival reflètent les objectifs et idéaux de chacun des trois fondateurs. Les visées financières et commerciales de Blakemore sont sans doute à l’origine du choix de fixer le tarif d’admission à quatre cents, ce qui exclut de fait de nombreux musiciens et auditeurs locaux. Annabel Morris Buchanan est très hostile aux musiques et aux danses modernes qu’elle qualifie de « hillbilly bas de gamme »14. Elle et Powell opèrent une sélection drastique, tant au niveau des techniques de jeu des musiciens – par exemple en éliminant un banjoïste local car il utilise des plectres en métal – que des répertoires, en rejetant les chansons jugées dénuées « d’une vraie valeur musicale ou littéraire15 » et en demandant à certains musiciens locaux d’adapter leur répertoire à leurs attentes. Quant à Powell, ses idéaux racistes ont sans doute le plus fort impact sur la manière dont le White Top Folk Festival met en scène la musique régionale virginienne : les musiciens et les auditeurs noirs en sont strictement exclus.
Dans un essai publié en 1923 intitulé « Music and the Nation », Powell explique que, selon lui, la seule folk music à même de représenter la culture nationale étatsunienne est celle appartenant au peuple « anglo-saxon ». Les « Anglo-saxons », selon sa représentation nativiste et fantasmée de l’histoire, auraient vécu en harmonie dans les treize colonies et formé une « nation » homogène avant que leurs « valeurs spirituelles et raciales » ne soient dégradées par l’arrivée d’immigrants africains, asiatiques et européens non britanniques16. Alors qu’à la même époque, certains chercheurs, à l’instar du sociologue Howard W. Odum (1884‑1954), défendent l’idée selon laquelle la seule musique véritablement américaine est celle produite par les Africains-Américains, Powell la rejette dans le domaine de la sauvagerie et l’exclut de sa définition de la culture nationale. La question de la place à accorder aux musiques des Africains-Américains dans la construction de l’américanité musicale divise les spécialistes depuis déjà plusieurs décennies. En témoignent les vives et persistantes réactions suscitées à partir des années 1890 par l’appel d’Antonín Dvořák (1841‑1904) à fonder le futur de la musique savante américaine sur les « negro melodies17 ».
Powell fait une entorse à la politique de ségrégation de son festival pour les trois employés afro-américains d’Eleanor Roosevelt lorsque celle-ci assiste au festival en 1933. En dépit de sa visite en 1933, la vision raciste, anglo-centrée et archaïsante de la folk music proposée par Powell (pour sa part, Annabel Buchanan s’est désengagée progressivement du festival) ne correspond pas au type d’américanité musicale que la Première dame souhaite promouvoir. En témoigne, son engagement en tant que National's Honorary Chair du National Folk festival et sa participation à plusieurs de ses éditions.
Ce festival itinérant, dont la ligne de programmation est diamétralement opposée à l’approche ségrégationniste du White Top Folk, est fondé en 1934 par Sarah Gertrude Knott (1895-1984). Actrice du Recreation Movement – mouvement de santé publique développé aux États-Unis à la fin du xixe siècle visant à encourager la pratique d’activités récréatives et physiques – et du théâtre communautaire, Gertrude Knott programme des musiciens représentant différents groupes ethnoculturels des États-Unis dans le but de « susciter une appréciation mutuelle entre les diverses races et nationalités qui considèrent les États-Unis comme leur pays18 ». Lors de la quatrième édition qui se tient à Chicago en mai 1937, le programme inclut des chanteurs anglo‑américains de l’Illinois, un violoneux canadien-français du Wisconsin, des danseurs finno-américains, un joueur d’accordéon d’origine italienne, une chorale de chanteurs afro-américains de Chicago ou encore un chanteur de la nation Winnebago. Pour dénicher ces artistes, Sarah Gertrude Knott s’appuie sur un réseau de chercheurs qu’elle invite également à donner des conférences durant le festival. Pour représenter la vie musicale des Franco-Américains du Midwest, elle programme à plusieurs reprises des musiciens locaux qui pratiquent toujours le chant de quête lors de la Saint-Sylvestre. Leur pratique fait l’objet d’une mise en scène : la quête et le banquet qui s’en suit sont représentés sous forme de saynètes et les chanteurs portent des costumes évoquant l’habit des pionniers. La Guiannée se retrouve ainsi théâtralisée et déconnectée de son contexte rituel. Par ces spectacles, le festival offre une place aux Franco-Américains dans sa définition de l’américanité. Le choix de jouer le banquet suivant la quête inscrit également la commensalité au cœur de sa représentation de la culture franco-américaine.
La définition moderne et multiculturelle de la folk music américaine promue par le National Folk Festival fait écho aux politiques culturelles officielles de l’administration Roosevelt. Les programmes culturels du New Deal, regroupés à partir de 1935 au sein du Federal Project Number One de la Work Progress Administration, donnent la part belle aux folklores du pays censé représenter l’esprit pionnier et la résilience du peuple américain face à la crise économique et la montée des totalitarismes.
Dans la deuxième moitié des années 1930, des dizaines de campagnes de collectages sont ainsi organisées à travers tout le pays, grâce à des financements d’origine publique. Les voix captées sur disque sont précieusement conservées à la Bibliothèque du Congrès, à Washington, au cœur de l’État fédéral. Des institutions comme la Resettlement Administration, agence du New Deal dédiée à la réhabilitation des fermiers et des ouvriers frappés de plein fouet par la Grande Dépression, mobilisent la folk music dans des projets d’ingénierie sociale s’inspirant des mouvements d’américanisation du début du siècle.
La folk music fait même son entrée officielle dans les salons de la Maison-Blanche où des concerts organisés lors d’évènements diplomatiques tels que la visite officielle du roi et de la reine d’Angleterre en juin 1939 présentent des chants de cowboys, des spirituals et des danses carrées. La folk music se voit également investie d’une mission patriotique pour préparer l’entrée des États-Unis dans la Seconde Guerre mondiale et motiver les citoyens-soldats : l’Army Song Book (1941), recueil de chants commandité par l’état‑major et réalisé par le musicologue Charles Seeger (1886-1979), le père de Pete Seeger, contient, en plus de chants strictement militaires, neuf folk songs dont Home on the Range (Higley & Kelley), Carry Me Back to Old Virginia (James A. Bland) et Casey Jones (traditionnel). Un demi-siècle après la controverse suscitée par l’appel d’Antonín Dvořák19 à fonder la musique savante américaine sur les chants de son peuple, les soldats américains exportent par les armes les valeurs démocratiques de l’Amérique sur l’air d’un chant de cowboy.
La définition de la folk music construite par les éducateurs progressistes du tournant du xxe siècle s’abreuve à un modèle multiculturel de l’américanité. La valorisation des traditions culturelles des pays d’origine des immigrés offre une alternative aux productions culturelles industrielles qui ne véhiculent pas les bonnes valeurs morales selon les pédagogues. Mais leur projet d’américanisation doit aussi passer par la refonte de ces folklores internationaux dans un agrégat dominé par des valeurs anglo–centrées (langue anglaise, protestantisme, individualisme, etc.). L’américanité plurielle défendue par les éducateurs progressistes reste ainsi subordonnée à l’intervention d’experts qui sélectionnent, arrangent et enseignent les chants et danses folk. La médiation du compositeur savant apparaît comme une condition nécessaire à l’intégration de folk songs associées à des groupes ethniques en marge du roman national dans la mise en musique des pageants. Le cas des musiques d’accompagnement du pageant de Saint-Louis montre comment les représentants contemporains du passé franco-créole de la ville sont réduits au silence pour mieux rejeter cette composante ethnoculturelle de l’histoire locale dans un passé révolu.
Dans les années 1930, la création de festivals folk mettant sur le devant de la scène des musiciens amateurs n’ayant pas reçu d’éducation musicale classique va de pair avec les grands projets d’enquêtes ethnographiques financés par l’État fédéral et, plus généralement, avec l’institutionnalisation de la folk music qui devient partie prenante de la culture nationale officielle. L’émergence de ces festivals célébrant les productions culturelles de gens ordinaires s’inscrit dans un contexte intellectuel et culturel qui incline vers le relativisme et la remise en question des représentations évolutionnistes des sociétés humaines. La folk music n’est plus alors seulement considérée comme un répertoire de chansons et de mélodies produites par des peuples primitifs dans lequel les compositeurs peuvent puiser des éléments isolés choisis pour leurs œuvres savantes, mais comme une pratique culturelle vivante et autonome, liée à un contexte social spécifique et dont l’expert est le musicien folk lui-même. Cette nouvelle position d’autorité accordée à l’interprète de folk music participe à l’émergence, dans le monde de l’industrie culturelle, de la figure du folk singer et permet la mobilisation de la folk music dans la politique culturelle du New Deal en tant que vecteur de la voix du peuple américain, héros résilient de la nation en crise. Le cas du White Top Folk Festival met cependant en lumière de manière spectaculaire les limites de cet objectif. Assurant la fonction de prescripteurs culturels, les programmateurs de festivals, tout comme les compositeurs ou les éducateurs, sélectionnent et façonnent la folk music dans le moule de leur propre conception de l’américanité. De même, les collecteurs du New Deal, agents de l’État fédéral sélectionnent-ils le répertoire qui, déposé à la Bibliothèque du Congrès, doit devenir le symbole sonore du peuple américain.
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Buchanan citée dans David E. Whisnant, All That Is Native And Fine: The Politics of Culture in an American Region (Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1983), 228.
Buchanan citée dans David E. Whisnant, All That Is Native And Fine: The Politics of Culture in an American Region (Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1983), 228.
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