Hispano-Americanism
Hispano-Americanism, which emerged in the 1880s and lasted throughout the twentieth century, was a...
L'orientalisme hispano-américain n'est pas un sujet autonome en soi. Ce n'est qu'une dimension thématique de la production littéraire – au sens large – de l'aire culturelle hispanique dans les Amériques, qu'il convient d'étudier dans une perspective interculturelle. On peut distinguer deux aspects de ce phénomène : premièrement l'émergence d'un thème orientalisant dans le vaste corpus littéraire hispano-américain (avec une prééminence esthétique et/ou politique) ; et deuxièmement une série de chroniques de voyage qui rendent compte, depuis la matrice hispano-américaine, de la réalité partielle ou générale des pays et cultures de l'Orient (des textes dont la densité analytique est aléatoire). Il s'agit là d'un Orient conçu de manière large, qui intègre pêle-mêle dans une même aire culturelle l'Afrique musulmane, le Proche et le Moyen-Orient, le sous-continent indien et l'Asie de l'Est.
Ces deux aspects sont tributaires de l'orientalisme européen des xviiie et xixe siècles, qui est diffusé dans les Amériques par la pensée des Lumières puis par la mouvance romantique. Au fil du temps, la matrice de l'orientalisme, qui est un discours véhiculant une vision souvent négative des cultures orientales, se dilue progressivement pour évoluer avec une certaine indépendance à l'égard du schéma d'inspiration européenne, selon une vision propre aux Hispano-Américains.
Un tournant dans la perception de l'Orient s'impose avec l'émergence du modernisme hispano-américain, vers 1888. Les écrivains modernistes mettent en scène un Orient devenu source d'inspiration artistique et spirituelle, à caractère largement positif. Les réminiscences orientales du recueil Azul (1888) de Rubén Darío (1867-1916), qui signe l'acte de naissance du mouvement moderniste, sont nombreuses et éloquentes : ses pages sont denses de chinoiseries, d'arabesques et d'autres réminiscences orientales.
L'imaginaire associé à l'Orient est désormais positif et devient un sujet à la mode avec les modernistes : chez eux, l'orientalisme est une stratégie stylistique qui permet de rompre, entre autres, avec l'exclusive inspiration locale. Ils sacralisent Les Mille et une nuits comme texte canonique de cet esprit universel qui déborde les frontières culturelles des Amériques et de l'Europe. Mais chez la plupart des écrivains modernistes, exceptés les reportages écrits sur le terrain par Enrique Gómez Carrillo (1873-1927, Guatemala) ou les écrits sur le Japon de José Juan Tablada (1871-1945, Mexique) et Arturo Ambrogi (1875-1936, El Salvador), cette appréciation positive est fondée sur une méconnaissance quasi totale des pays concernés. L'Orient n'est rien d'autre que la source d'un nouvel élan poétique et les écrivains ne poussent pas leur curiosité au point de vouloir aller à la rencontre des peuples d'Asie ou d'Afrique, dans la diversité de leurs cultures, leurs langues et leurs littératures. L'ignorance ostensible des réalités sociales, politiques et historiques fait partie intégrante du programme esthétique moderniste. Cette attitude interdit aussi toute tentation académique ou scientifique, écartant d'emblée toute approche de l'Orient comme véritable sujet de connaissance autre qu'esthétique ou sensible. Les œuvres de Leopoldo Lugones (1874-1938, Argentine), José Juan Tablada ou Arturo Ambrogi en témoignent.
Le motif oriental représente aux yeux des élites hispano-américaines une première déclinaison de l'exotisme sur un continent – l'Amérique – lui-même conçu comme « exotique » par les Européens depuis la Conquête. Au xviiie siècle, avec les nouvelles entreprises d'exploration de l'Afrique et de l'Asie, l'exotisme américain initial devient une altérité plus faible ou moins radicale – quoique toujours dépaysante. Avec la consolidation des nouveaux États hispano-américains à la fin du xixe siècle, la région que l'on appelle désormais « Amérique latine » devient une projection ultramarine inédite de la géographie culturelle et politique de l'Occident, une sorte d'Extrême-Occident ou de dernière frontière culturelle de l'Occident. Le large périmètre de l'Orient, autant physique qu'imaginaire, devient alors une incarnation majeure de l'exotisme pour les élites créoles de l'Amérique hispanique. En effet, les cultures amérindiennes sont, aux yeux des élites blanches, plus familières que les cultures africaines ou asiatiques. Ce truchement est possible en raison du fait que les élites blanches hispano-américaines se concevaient elles-mêmes – à tort ou à raison – comme des héritières légitimes de la culture européenne, tout en poursuivant l'idéal d'une identité propre (créolisée, métissée, hybride ou syncrétique).
Le corpus orientaliste de la littérature de voyage ne fait pas exception dans l'ensemble plus vaste de la littérature hispano-américaine : cette littérature est née avec l'émancipation des jeunes nations. À partir de ce formidable élan, de jeunes intellectuels et des hommes politiques (souvent les mêmes personnalités) façonnent différents modèles d'États-nations d'après les différentes histoires et réalités sociales locales. Si les membres des élites américaines prennent pour la plupart le chemin de l'Europe, certains regardent aussi vers d'autres horizons : vers les anciens territoires coloniaux espagnols en Amérique – des territoires intérieurs de chaque pays ou région sont redécouverts ou explorés –, mais aussi vers l'Amérique du Nord, l'Asie et l'Afrique.
Cet orientalisme hispano-américain se manifeste dans le contexte général de la production de récits de voyage. Citons par exemple les récits de voyage à Jérusalem et dans la Terre Sainte du franciscain mexicain José María Guzmán (1837), le voyage en Algérie de Domingo F. Sarmiento (1848) et le séjour prolongé en Inde de l'Argentin Lucio V. Mansilla (1850-1851). D'autres récits suivront plus tard au xixe siècle : celui de l'Argentin Pastor S. Obligado (1873), celui du positiviste mexicain Francisco Bulnes au Japon et en Chine (1875), celui du poète mexicain Luis Malanco (1882-1883), ceux de l'Uruguayen Mariano Soler (1889) ou de l'Argentin Eduardo F. Wilde au Maghreb et au Proche-Orient (1892), en Inde, en Chine et au Japon (1899). Petit à petit, ces récits de voyage dressent des observations qui s'éloignent de la matrice orientaliste européenne, afin d'ajuster leurs remarques sur les contrées orientales aux besoins nationaux hispano-américains : la consolidation des États modernes, l'émergence d'une identité nationale, le besoin de trouver des modèles de modernité différents des cas de figures européens et nord-américains. Certains d'entre eux vont sortir de l'ambiguïté et se faire l'écho d'une critique anticoloniale virulente, à l'image d'Obligado.
En outre, on dispose d'un nombre très significatif de récits hispano-américains dans la catégorie des récits de pèlerinages en Terre Sainte, voyages entrepris par les élites politiques et culturelles dès l'ouverture du Canal de Suez en 1869 et jusqu'aux années 1930. Ces voyageurs visitaient aussi fréquemment l'Égypte et les pays du Levant appartenant à l'Empire ottoman et, parfois, la Grèce. Ces récits de pérégrination ne se bornent pas à témoigner de l'expérience spirituelle des catholiques – même si cet aspect occupe l'essentiel de ces récits. Ils renferment souvent des observations politiques et sociales, plus ou moins pertinentes ou pénétrantes. Ce corpus spécifique au pèlerinage constitue un ensemble documentaire très important, qui n'a pourtant jamais été étudié de manière systématique.
Cependant, la place de l'Orient dans l'Amérique hispanique va bien au-delà des récits de voyage. Pendant les guerres d'indépendance apparaît au Mexique le premier roman hispano-américain, El periquillo sarniento (1816-1817 et 1830), de José Joaquín Fernández de Lizardi (1776-1827), dont une partie de l'action du protagoniste principal se situe aux Philippines – après un court passage par l'île de Guam. Ces scènes hautement symboliques montrent l'importance que revêt l'Asie de l'Est à la fin de l'ère coloniale espagnole, puisque l'archipel philippin était gouverné depuis la Nouvelle-Espagne. Cet exemple témoigne du fait que l'Asie faisait partie de l'imaginaire social et politique des sociétés hispano-américaines au moment de l'émancipation. Ce fil rouge, fruit de la féconde communication transpacifique, ne dure pas et s'interrompt avec l'arrêt définitif de la liaison maritime Acapulco-Manille en 1819, suite à l'indépendance du Mexique. Avec la consolidation des nouveaux États, les liens directs avec l'Asie sont coupés pendant quelques décennies ; ils ne sont rétablis que dans un tout autre contexte politique, économique et culturel, à la fin du xixe siècle.
Un autre exemple représentatif de l'intérêt imaginaire pour l'Orient est le poème épique fondateur de la littérature argentine, La Cautiva (1837), d'Esteban Echeverría (1805-1851). Celui-ci n'est pas seulement important en raison du fait que la pampa devient pour la première fois le noyau esthétique autour duquel s'articule la littérature dite « nationale » en Argentine, mais aussi parce que tout le système du paratexte et d'intertexte du poème renvoie à la littérature orientaliste européenne et que celle-ci est le recours fondamental pour définir la pampa comme étant une entité barbare et un territoire spécifique de frontière culturelle et sociale.
Après la mouvance littéraire moderniste (1888-1916), qui remet à la mode l'intérêt exotique pour l'Orient et l'installe comme thème légitime, les sources textuelles à propos du « sujet oriental » explosent et se multiplient dans les principaux pays hispano-américains. Faute de pouvoir dresser ici une liste détaillée d'auteurs et de personnages pour cette nouvelle période (1900-1930), signalons qu'à cet élan contribuent plusieurs phénomènes : en premier lieu, la diffusion par l'industrie éditoriale de traductions récentes de textes classiques venus d'Orient (Les Mille et une nuits, Le Ramayana, le Bagavad-Gîta, les Rubaiyats d'Omar Khayyam, les Cent poèmes de Kabir, la notoriété de Rabindranath Tagore et d'autres références), phénomène qui a le mérite d'élargir la notion de littérature en dehors du monde euro-américain ; en deuxième lieu, la découverte en Amérique latine des systèmes philosophiques asiatiques (la pensée indienne, le taoïsme, etc.), réservés jusqu'alors à une poignée de spécialistes académiques ; en troisième lieu, la diffusion, dès la fin du xixe siècle, des idées de la mouvance théosophique, dont certains individus s'étaient engagés dans la promotion des textes classiques orientaux ; en quatrième lieu, l'impact culturel et idéologique de la Grande Guerre, qui confronte l'intelligentsia hispano-américaine à une nouvelle quête de modèles alternatifs à ceux venus d'Europe (questionnement de la prééminence civilisatrice de l'Occident) ; enfin le bouillonnement des idées pacifistes dès les années 1920, largement associé, à tort ou à raison, aux systèmes de pensées orientaux et à la « sagesse » asiatique, comme étant une réponse critique au positivisme et à la raison technique qui avait conduit à la catastrophe de la guerre moderne. Ces différents aspects apparaissent souvent enchevêtrés dans le tissu historique et culturel hispano-américain pendant les premières décennies du xxe siècle.
Ces éléments ont aussi une influence sur la production littéraire de l'époque puisqu'on trouve alors des romans théosophiques, pacifistes, spiritualistes, etc. Un certain nombre d'écrivains – quelques-uns notoires, comme José Juan Tablada, Ángel Estrada ou Roberto Arlt, d'autres moins, comme Carlos Muzzio Sáenz Peña, Álvaro Melián Lafinur ou Alberto M. Candioti – écrivent, suite à des voyages en Orient, des récits ou des vers d'ambiance « orientale ». Signalons que le poète moderniste José Juan Tablada est le premier à introduire la pratique des haïkus dans les lettres hispano-américaines. Le reporter et chroniqueur guatémaltèque Enrique Gómez Carrillo, compagnon de route des modernistes, infatigable voyageur professionnel bien avant Albert Londres qui, résidant tantôt à Paris, à Madrid ou à Buenos Aires, sillonne les quatre continents, publie un grand nombre de récits très populaires, parmi lesquels : El alma japonesa (1906), De Marsella a Tokio: sensaciones de Egipto, la India, la China y el Japón (1906), El Japón heroico y galante (1912), La sonrisa de la esfinge (1913), Jerusalén y la Tierra Santa (1914). Le poète salvadorien Arturo Ambrogi écrit les estampes colorées réunies dans l'ouvrage Sensaciones del Japón y de la China (1915).
Plus tard, une nouvelle génération prend le relais de Gómez Carrillo. Les ouvrages des Argentins Jorge Max Rohde (Viaje al Japón de 1932, Oriente de 1933) ou Eduardo Mallea (La penúltima puerta de 1969 et Triste piel del universo de 1971) en témoignent. Le Mexicain Octavio Paz consacre deux ouvrages à ses expériences en Inde (El mono gramático, en 1974, et son dernier ouvrage de 1995, Vislumbres de la India) et une compilation de ses écrits sur le Japon vient d'être publiée (Japón en Octavio Paz, 2014). L'œuvre du Cubain Severo Sarduy est encore imprégnée de références orientalisantes, notamment son roman De dónde son los cantantes (1967), dans lequel la culture chinoise est présentée comme l'une des composantes de l'hybridité cubaine. À plusieurs niveaux, l'imaginaire littéraire et philosophique de l'Orient inspire et traverse une large partie de la production de Jorge Luis Borges, entremêlant et tricotant de nombreuses références savantes avec la conception du monde profondément idéaliste qui était la sienne. Les citations réelles ou apocryphes et les références aux traditions hébraïques, à l'islam, au bouddhisme et au taoïsme, ainsi qu'aux littératures asiatiques, sont quasi infinies. L'étude systématique des multiples traces et empreintes de l'Orient chez Borges reste encore à faire. Mais la témérité d'une telle entreprise critique fait que ce sujet est, jusqu'à présent, l'un des rares à ne pas avoir été creusés dans son œuvre, sauf de manière ponctuelle, pour la culture de l'Inde ou l'impact de l'islam. Cependant, citons sa remarquable monographie Qué es el budismo (1976, en collaboration avec Alicia Jurado) et ses récits de voyages réunis dans Atlas (1984).
Le Pérou constitue un cas unique dans l'Amérique hispanique. En effet, c'est le pays qui a donné, au fil du temps, le plus grand nombre d'écrivains d'origine asiatique, les communautés d'origine japonaise (nikkei) et chinoise (tusán) qui y sont installées figurant parmi les plus importantes de la région. Citons pêle-mêle les écrivains les plus remarqués depuis le xxe siècle : Pedro Zulen, José Watanabe, Augusto Higa Oshiro, Doris Moromisato, Fernando Iwasaki Cauti, Nicolás Matayoshi, Sui Yun, Julia Wong Kcomt, Siu Kam Wen et Carlos Yushimito. Auxquels il faut rajouter le célèbre écrivain péruano-mexicain Mario Bellatín, dont la plupart de l'œuvre s'inspire de l'histoire et de la culture japonaise, mais qui n'a jamais connu le pays nippon. Un nombre considérable d'écrivains péruviens, ayant vécu en Asie mais dont les origines ne sont pas asiatiques, ont écrit des romans ou des témoignages sur la Chine et le Japon : Oswaldo Reynoso (Los eunucos inmortales, 1995), Luis Arriola Ayala (Gambate, 2011) et Selenco Vega (El japonés Fukuhara, 2017).
Ce qui est remarquable chez ces écrivains nikkei ou tusán, c'est qu'ils participent d'une représentation imagée de l'Orient au même titre que les écrivains qui ne sont pas issus de l'immigration asiatique. La proximité identitaire avec leurs cultures d'origine ne fait pas moins d'eux des véhicules des représentations hispano-américaines de l'Orient. Et ceci parce que, malgré une identité plurielle, scindée par leurs racines outre-Pacifique, ils incarnent des facettes de l'identité péruvienne multiculturelle – où tous les croissements sont possibles. Par exemple, José Watanabe récupère le Japon à travers le prisme des valeurs chinoises, tandis que Doris Moromisato, pour affirmer une identité ancrée dans la culture et la langue d'Okinawa, oppose une résistance féroce à la culture hégémonique et à l'identité nippones. Ils ne parlent pas le japonais et la récupération de leur passé familial, opérée en langue espagnole à travers un système de traduction culturelle sud-américaine et occidentale, participe à la construction d'une identité péruvienne brassée par le métissage interculturel. En revanche, Siu Kam Wen, né en Chine communiste, après avoir grandi et vécu au Pérou jusqu'à l'âge adulte et ré-immigré à Hawaï où il réside, à mi-chemin entre la Chine et le Pérou, se considère lui-même – sans que cela le perturbe – comme étant en même temps un « Chinois » et un « écrivain péruvien ».
En conclusion, ce survol général du thème ou motif oriental dans la culture lettrée hispano-américaine, tout au long de deux siècles, permet d'accréditer l'existence d'un discours lettré orientaliste ou orientalisant dans l'Amérique hispanique – au moins depuis les indépendances. Ce discours n'est pas forcément idéologique, même quand certains auteurs en font cet usage ; considéré de manière synchronique et diachronique, ce discours n'est pas non plus univoque ni par la forme, ni par le contenu, ni par le sens qu'il revêt pour chaque écrivain. L'existence de ce corpus orientaliste dans la culture hispano-américaine témoigne du fait que la culture moderne de cette région des Amériques, marquée par une forte hybridité, a été construite avec l'apport d'autres sources en dehors du dialogue exclusif Amérique-Europe. C'est aussi la preuve du dynamisme qui a accompagné ces sociétés profondément multiculturelles, où l'altérité exotique peut se fondre dans un discours identitaire national pas complétement clos. Ce discours, apparenté dans un premier temps avec la matrice européenne, est cependant dépourvu de toute vocation coloniale sous-jacente, même quand la représentation orientale a pu servir – c'est le cas au xixe siècle – comme outil pour une conquête sociale interne à chaque pays. L'orientalisme hispano-américain, à supposer qu'il existe, n'est ni une discipline ni un ensemble disciplinaire ; c'est plutôt une constellation textuelle qui contribue, dans sa diversité multiforme, à la pluralité sociale et culturelle du creuset hispano-américain moderne et contemporain.