Boris Vian, passeur d’Amérique
Boris Vian s’est révélé dans sa courte vie un formidable introducteur de la culture américaine en...
Dans son autobiographie Really The Blues (1946), le clarinettiste de jazz Mezz Mezzrow (1899‑1972) se remémore l’effet produit sur lui par les premiers disques de Bessie Smith qu’il avait entendus, à Chicago, vers 1924. Mezzrow fait partie de ces gens pour qui l’intelligence n’est pas ennemie du sensible et qui espèrent, par l’analyse, percer les causes de leur émotion :
« Ce qui me renversait dans la plupart de ces disques, c’était la façon dont les mots et les syllabes étaient découpés pour coller avec les phrases musicales, la manière dont ils étaient mis au service de la musique. J’essayais de relever les paroles, pensant que la seule manière de percer le secret du phrasé de Bessie était de les noter exactement comme elle les chantait. Il fallait absolument que je m’attelle à ce travail ; cette femme de génie détenait un secret unique et c’était à moi de le découvrir1. »
Paroles d’initié – ou qui aspire à le devenir. Pour un jeune Juif qui commence à fréquenter les musiciens de jazz du South Side de Chicago, l’art de la chanteuse relève de l’ésotérisme. Mais loin de verser dans l’occultisme, le rationaliste Mezzrow recourt spontanément à l’une des méthodes des folkloristes de son temps : la transcription. En percevant à quel point, dans son chant, les mots « étaient mis au service de la musique », le jeune homme avait saisi la quintessence du génie de Bessie Smith, le génie du blues : la stricte inféodation du linguistique au musical. Pour mieux pénétrer les arcanes de ce chant bouleversant, Mezzrow s’était fait aider :
« À chaque bout de phrase, je devais arrêter le disque pour écrire les mots, alors mon père me fit une proposition : pourquoi ne pas demander à ma sœur Helen de prendre les paroles en sténo ? Comme elle était secrétaire, il se disait qu’elle ferait ça en un tournemain. Ma sœur se serait servie d’un de mes disques en guise de dessous de plat, ou de mon vieux ténor comme boîte à ordures qu’elle ne m’aurait pas exaspéré plus qu’elle ne le fit ce jour‑là. Je n’ai jamais autant écumé, ni avant ni depuis. Elle était d’humeur pédante, il faut croire, car elle s’obstina à corriger l’orthographe et la syntaxe de Bessie, rectifiant ses mots et les mettant en "bon" anglais tant et si bien qu’on aurait dit le jargon figé et collet monté d’un dictionnaire au lieu du langage authentique et simple du blues. Cette fille avait le cerveau si bien moulé par l’école qu’elle n’admettait pas l’existence de mots tels que "ain’t" en anglais, même lorsque cent millions d’Américains le lui hurlaient dans la figure à toute heure du jour. Depuis ce moment‑là, je n’ai plus jamais éprouvé d’amitié pour ma sœur, à cause de ses airs pincés d’universitaire devant l’immortelle Bessie Smith2. »
L’hypercorrectisme de sa sœur dénature l’« authentique langage terre‑à‑terre du blues ». En rétablissant une syntaxe orthodoxe, en faisant la chasse aux contractions et autres attentats contre la langue, le logocentrisme d’Helen Mezzrow sonne la mort du blues dans la mesure où il ôte toute chance au vocaliste de déployer son phrasé et donc, à l’émotion d’advenir. Comment, par exemple, a‑t‑elle bien pu « traduire » un vers comme « I ain’t never loved but three men in my life », qui cumule l’infâmant ain't avec une double négation qui, sans être typique du vernaculaire afro‑américain, n’a assurément rien d’oxfordien ? Soit le 78 tours Columbia 14209, issu d’une séance de mars 1927. Sa face A est occupée par « Send Me To The ’Lectric Chair » et sa face B par « Them’s Graveyard Words », le premier fondé sur une élision, le second sur un équivalent familier du Those are the. C’est au prix de telles contractions et de telles distorsions que les Afro‑Américains sont parvenus à faire de l’anglais la langue du jazz, c’est‑à‑dire une langue possible pour le jazz. Non sans mal, on le voit. Et non sans résistances.
Dès lors, on imagine que la question se pose avec une acuité plus sensible encore s'agissant du français. Jusqu’à quel point cet idiome a‑t‑il été en mesure de prendre en charge le jazz ? Quel impact celui‑ci a‑t‑il pu avoir sur la langue de Racine, à supposer qu'une telle influence soit même imaginable ?
Si l’on en juge par certains témoignages, certains énoncés, d’aucuns ont pu le penser. En 1927, Paul Morand (1888‑1976) fait paraître Magie Noire, recueil de nouvelles articulées autour de personnages féminins noirs, dont il suit les mues, les adaptations, les métamorphoses au gré des continents et des milieux qui les voient évoluer : Europe, Afrique, États-Unis. Cette fiction, qui ménage le triomphe de l’atavisme, reçoit un accueil contrasté de la part des représentants de la Harlem Renaissance. Si un peintre comme Aaron Douglas ne répugne pas à en illustrer la version anglaise3, John F. Matheus, écrivain, romaniste, prend à parti son auteur en critiquant le primitivisme outré de son texte4. À en lire l’avant-propos, pourtant, il semble bien que Magie noire soit un sous-produit et une conséquence du jazz. Un objet littéraire impensable sans lui. Qu’on en juge par ces lignes :
« 1920. – Je rentre en France. Dans les bars d’après l’armistice. Le jazz a des accents si sublimes, si déchirants que, tous, nous comprenons qu’à notre manière de sentir, il faut une forme nouvelle5. »
Comprenons qu’avec le jazz, la musique a trouvé la forme adéquate à l’expression de ce sentir nouveau. Mais il faut aller plus loin. À bien lire Morand, le jazz a travaillé pour l’ensemble des arts. Cette matière est disponible pour les écrivains (voire les peintres, les architectes, les chorégraphes, etc.) et ne se pose plus désormais que la question du « fond », c’est-à-dire du contenu. Tel est l’interprétation de ces lignes que suggère la prise en compte de la suite de l’avant‑propos :
« Mais le fond ? Tôt ou tard, me disais-je, nous devrons répondre à cet appel des ténèbres, aller voir ce qu’il y a derrière cette impérieuse mélancolie qui sort des saxophones. Comment rester sur place, tandis que le temps glacé fond entre nos mains chaudes ? En route.
1925. – Djibouti.
1927. – La Havane, La Nouvelle-Orléans, la Floride, la Georgie, la Louisiane, la Virginie, les Carolines, Charleston, Harlem.
1927. – La Guadeloupe, la Martinique, Trinidad, Curaçao, Haïti, la Jamaïque, Cuba, Alabama, Mississippi.
1928. – Dakar, la Guinée, le Fouta‑Djalon, le Soudan, le sud du Sahara, le Niger, Tombouctou, le pays Mossi, la Côte-d’Ivoire.
50 000 kilomètres. 28 pays nègres6. »
Les musiciens de jazz ayant accompli le travail formel devant lequel les écrivains avaient renoncé ou qu’ils avaient échoué à mener à bien, il ne s’agit plus que d’y aller voir, d’aller découvrir quelle « matière noire » se cache sous cette forme bouleversée, bouleversante, moderne enfin, que déploient les saxophones. Et certes, ils seront nombreux à répondre à « l’appel des ténèbres », animés d’idéologies et d’intentions variées, mais toujours la plume à la main, de Céline à Gide, d’Albert Londres à Michel Leiris, de William Seabrook à Joseph Kessel – on en passe par dizaines. La liste des destinations dressée par Morand dans son avant‑propos, ainsi que la lecture de Magie noire, fait écho à une espèce d’intention ou d’intuition panafricaniste (on rappellera qu’en février 1919, s’était tenu à Paris le premier Congrès panafricain), mais cette intuition est perverse en cela qu’elle essentialise la « matière noire », traitant tous les Noirs comme un seul. Il faut dire, à la décharge de Morand, qu’il ne fait que suivre les pratiques intellectuelles d’une époque dont toutes les plumes, même les plus anticolonialistes, s’épanchent sur « la question nègre » ou « le problème noir » et qui voit le duo Schaffner‑Cœuroy partir, dans leur ouvrage Le Jazz (1927), à la recherche de rien moins que « l’âme nègre » et la poétesse et militante de la cause noire Nancy Cunard intituler uniment Negro sa grande anthologie de 1931.
Résumons la position de Morand en la radicalisant : nègre par sa manière (sa « forme »), noire par son objet (son « fond »), Magie noire, c’est du jazz en livre, du jazz sous une forme littéraire. Et peu importe que le jazz à proprement parler, les scènes de cabaret par exemple, n’y occupe qu’une place congrue. C’est d’abord une question de facture. On peut imaginer que les autres ouvrages de Morand parus dans les années 1920, le roman Lewis et Irène par exemple, mais aussi un récit de voyage comme Paris‑Tombouctou ou des recueils comme Ouvert la nuit et Fermé la nuit eussent pu être décrits par leur auteur comme relevant de la même esthétique jazz que Magie noire.
Est‑il utile de dire que je ne reprends pas à mon compte les positions, séduisantes, mais assez faibles et paresseuses, qui sont à l’horizon de l’avant‑propos de Morand (le couple fond‑forme, le transémiotisme non questionné, etc.) ? Je me sens infiniment plus proche du Sartre qui note, à l’ouverture de Qu’est-ce que la littérature ?, après avoir assuré au lecteur qu’il n’entendait pas enrôler peinture, sculpture ou musique sous la bannière de l’engagement :
« Et pourquoi le voudrions‑nous ? Quand un écrivain des siècles passés exprimait une opinion sur son métier, est-ce qu’on lui demandait aussitôt d’en faire l’application aux autres arts ? Mais il est élégant aujourd’hui de “parler peinture” dans l’argot du musicien ou du littérateur, et de “parler littérature” dans l’argot du peintre, comme s’il n’y avait, au fond, qu’un seul art qui s’exprimât indifféremment dans l’un ou l’autre de ces langages, à la manière de la substance spinoziste que chacun de ses attributs reflète adéquatement7. »
Du reste, que serait du jazz en livre ? Les « accents si sublimes » de cette musique nouvelle sont-ils transposables linguistiquement, en français ? Et si oui, sous quelle forme ?
Pour confuses qu’elles puissent paraître, les remarques, les propositions de Morand ont suffisamment marqué les esprits pour que l’on en retrouve des échos chez un des écrivains majeurs du temps, Céline (1894‑1961). On se souvient que, dans Voyage au bout de la nuit, il célébrait (ou dénonçait ; on ne sait trop) « la musique négro-judéo-saxonne8 » mais c’est dans sa correspondance avec l’universitaire américain Milton Hindus, échangée entre 1947 et 1949, alors que Céline a fui, au Danemark, les conséquences de son attitude durant la guerre, que se rencontrent les allusions les plus intéressantes au jazz. Dans ces échanges, le jazz n’est plus considéré comme un phénomène sociomusical, comme la bande-son de l’entre‑deux‑guerres, mais comme un modèle esthétique permettant d’approcher des arts qui ne sont pas lui. Une première fois, Céline alerte Hindus :
« Il ne faut pas oublier que Paul Morand est le premier de nos écrivains qui ait jazzé la langue française – Ce n’est pas un émotif comme moi, mais c’est un satané authentique orfèvre de langue – Je le reconnais pour mon maître9. »
Revenant six mois plus tard à Morand, le modèle jazzique s’impose une fois encore sous sa plume :
« Paul Morand […] – Diplomate de carrière est très original écrivain (Ouvert la nuit…) c’est lui le premier qui a écrit en jazz si j’ose dire – c’est vraiment un découvreur de style – un authentique écrivain‑né – de très rare espèce –10 »
Il n’est pas sûr que Céline aurait produit ces énoncés si Morand n’avait pas lui‑même fait du jazz, dans l’avant-propos de Magie noire, le paradigme formel de tout art qui se voudrait moderne. On sait d’ailleurs que chez un Céline qui se plaît à confesser sa « petite religion de la danse » et auquel on doit de nombreux arguments de ballets, le modèle jazzique est constamment concurrencé par le modèle chorégraphique. La danse classique en particulier, que son épouse Lucette continua d’enseigner longtemps après la mort de l’écrivain. Mais aussi la danse des girls, tant il est vrai que l’américaine Élisabeth Craig, grand amour de Céline et dédicataire du Voyage, s’illustrera sur les scènes de Broadway et de Paris. Mais enfin, cette insistance interroge et doit être prise au sérieux.
On remarquera que les deux énoncés ne se juxtaposent pas exactement. Dans le second, très proche des propositions de Morand, ce dernier est l’inventeur de l’écriture en jazz. Morand écrit en jazz comme Mauriac écrit en français, D. H. Lawrence en anglais et Alfred Döblin en allemand. Céline a si bien conscience de l’audace de sa formule qu’il éprouve le besoin de la modaliser par un « si j’ose dire ». Le jazz comme un langage ? Ou même, de manière plus restrictive, le jazz comme une langue, disponible à l’écrivain aux côtés de nombreuses autres ?
Ce n’est pas si net, et on pourrait étendre le modèle jazzique à des données macrostructurales : choix génériques, agencement des masses, composition, etc. Après tout, c’est bien de « forme », et non de langue, que Morand parle dans son avant-propos. Je pense par exemple à Germaine Beaumont intitulant Disques11 son livre de chroniques paru en 1930. Si, comme l’a montré Pierre Mac Orlan, le disque porte le jazz comme la nuée porte l’orage, la diffusion du phonographe et l’invasion des fox‑trots étant deux phénomènes absolument concomitants et interdépendants, alors Beaumont structure assurément son livre comme un de ces classeurs protégeant dix ou douze 78 tours (des Revellers, de Ted Lewis, de Paul Whiteman et des autres orchestres de fox à la mode) que tant de maisons voyaient traîner à côté du phonographe à l’aube des années 1930 et avant l’intervention du sourcilleux critique Hugues Panassié, dont le purisme chassa du champ jazzistique ces honteuses manifestations d’une musique de danse. Trois minutes d’écoute par disque ; trois minutes de lecture par chronique et voilà un ouvrage qui sans en jamais parler, doit quelque chose de sa structure au jazz.
Mais loin de développer l’hypothèse du jazz comme modèle compositionnel, c’est bien sur l’idée du jazz comme langue naturelle dont Morand aurait été le premier locuteur, que Céline entend insister. La suite de la citation restreint en effet la puissance séminale du jazz à des considérations stylistiques (« c’est vraiment un découvreur de style ») et donc linguistiques. Moins radicale, explicitement métaphorique, la première citation restreignait plus nettement encore l’impact du jazz au seul plan linguistique en faisant de Morand l’artisan d’une jazzification de la langue. Le jazz n’est plus ici une langue parmi d’autres : c’est la langue française que Morand a jazzée, c’est en français qu’il « écrit jazz ». Mais du coup, quels faits linguistiques, quels stylèmes précis Céline vise‑t‑il par ses métaphores et dont la prose de Morand regorgerait ? Que signifie ici jazzer ? Questions de lexique, de rythme, de syntaxe ? De « fond » malgré tout : peut-on écrire en jazz sur autre chose que le jazz ? Les questions sont innombrables.
Peut-être le regard d’un expert, d’un linguiste de profession, nous permettra‑t‑il de nous y retrouver et de donner une signification précise, non figurée, aux énoncés de Morand, de Céline. Tournons-nous vers Texte et contexte, un ouvrage de Dominique Maingueneau paru en 1993 dans lequel jazz et écriture sont explicitement associés. Las ! Au moment de toucher au but, celui-ci se dérobe une fois de plus. Ayant introduit un concept nouveau de périlangue, Maingueneau en illustre ainsi la portée :
« La musique permet souvent de donner un visage à la périlangue. Ainsi Diderot rêve-t-il que sa transposition [de l’Iphigénie de Racine] soit exploitée par un compositeur d’opéra (italien). Ainsi l’énonciation célinienne, hantée par le désir de projeter une émotion brute, semble-t-elle souvent aimantée par le jazz12. »
Dix ans plus tard, réécrit de fond en comble, ce même paragraphe voit disparaître toute allusion à Céline et au jazz. À mon sens, Maingueneau ne s’est pas censuré pour des raisons idéologiques (associer le jazz et l’émotion brute possédait déjà un petit côté primitiviste déplacé ou dépassé en 1993), mais théoriques. Admise et même recherchée chez un écrivain, la métaphore ne peut venir contaminer un propos méta‑poétique dès lors que c’est un linguiste qui le tient. Si elle le fait, la plus‑value scientifique est nulle ou à peu près. Et de fait, que pouvait bien signifier « aimanté par le jazz » sinon que, contemporaines de ce que Cocteau a appelé « l’arrivée américaine du rythme13 », les écritures de Morand, de Céline, celles aussi de Cendrars ou de Soupault, proposent une facture moderniste difficile à formaliser linguistiquement, mais que le recours au comparant jazzique peut donner l’impression d’approcher.
Suivons alors une autre piste. Dans En Lisant en écrivant (1982), Julien Gracq se remémore le coup de foudre littéraire qu’adolescent il a éprouvé pour le romancier Morand qui a failli donner à sa vie un cours tout différent de celui que l’on sait. Coup de foudre en particulier pour Lewis et Irène, roman de 1924, le premier que Morand ait publié. En 1924 King Oliver a enregistré ses chefs‑d’œuvre, Mezzrow découvre Bessie Smith, mais, de tout cela, la France ne sait rien. Elle écoute les Mitchell’s Jazz Kings sur disques Pathé et, si elle s’apprête à accueillir Sidney Bechet, c’est comme accompagnateur de Joséphine Baker. Revenant sur son engouement de jeunesse, Gracq note, à propos de Lewis et Irène :
« Relu en 1977, le livre, gâté par quelques enfantillages modernistes qui le datent par trop étroitement de l’ère Bugatti (le jasmin qui fait “retentir son parfum à deux temps”) incorpore à sa date au roman un expédient neuf le court‑circuit, dont malheureusement, à cause du risque couru par les fusibles, l’utilisation ne pouvait être que limitée. Si bien qu’il apparaît maintenant, dans la lignée littéraire de l’entre‑deux‑guerres, comme l’équivalence d’une de ces solutions techniques faussement plausibles qui se sont fourvoyées à l’époque dans une impasse : l’hydravion, le zeppelin ou l’hydroglisseur – l’un des secrets les plus impérieux du roman semblant être, au contraire, de pouvoir fabriquer de la lenteur à partir d’une durée matérielle chichement comptée14. »
Bien que constatant la péremption de l’œuvre, et tout métaphorique qu’il soit, ce texte nous rapproche d’une solution. Même si, dans cet extrait, il est d’abord conçu comme un instrument de gestion de la durée, un outil du temps romanesque, le « court-circuit », par la discontinuité qu’il suppose, connaît aussi ses applications micro‑structurales. Valant pour la composition, à l’échelle de l’œuvre prise dans son ensemble (ellipses, sauts narratifs, prolepses ou analepses, refus de « tout dire », etc., tous ingrédients d’une littérature de « l’homme pressé »), il vaut aussi pour le niveau phrastique (anacoluthes, ponctuation dont les fameux points de suspension céliniens) voire à l’échelle du mot : élisions, apocopes, abréviations, autant d’éléments qui court‑circuitent le déploiement souverain d’une langue écrite académique en l’abrégeant, la trouant, la concassant.
Tous ces écrivains, c’est du ragtime qu’ils sont contemporains et pas du jazz. Les Mitchell’s Jazz Kings ne jouaient pas du jazz, pas plus qu’ils n’en ont enregistré. Comment aurait-il pu en aller autrement dès lors que beaucoup des membres de cet orchestre avaient gagné l’Europe dès avant la guerre, autant dire avant le jazz ? Ils jouaient du ragtime. Rag-time, temps déchiqueté, mis en pièces, en haillons. Je n’imagine pas que l’on puisse prononcer le premier vers du poème de Soupault qui porte précisément ce titre et date de 1917, autrement que de la façon suivante : « Le nègre danse électric’ment » (voir l’extrait de « Ragtime » ci‑dessous) – et nous retrouvons la chaise que Bessie supplie le juge de lui administrer : « Send Me To The ’Lectric Chair ». Et si, modifiant la focale, l’on quitte le plan du vers pour envisager la strophe dans sa globalité, la mise en pièce change d’allure et la discontinuité, la parataxe, prennent le relais de l’élision – ou plus exactement se combinent avec elle :
« Le nègre danse électriquement
As-tu donc oublié ton pays natal et la ville de Galveston
Que le banjo ricane
Les vieillards s’en iront enfin
le long des gratte-ciels grimpent les ascenseurs
les éclairs bondissent
Tiens bonjour !15 »
Ajoutez à cela les accessoires – nègre, banjo, gratte‑ciels et ascenseurs – habituels de l’américanisme, ajoutez le dépôt d’un alexandrin parfaitement usiné comme mètre étalon, et mémoire, de ce que pouvait être la métrique d’avant, plus près du corset que des haillons, et voilà ce qu’André Breton appelait, non sans quelque agacement, des « poèmes américains16 ». C’était à propos d’Aragon qu’il employait cette formule, mais il aurait aisément pu l’appliquer au texte de Soupault comme à l’ennemi Cocteau, chez qui se retrouvent la parataxe et les emblèmes lexicaux d’une Amérique rêvée.
C’est Aragon justement qui, sur le tard, a trouvé la formule qui éclaire ce moment de la prose française. Dans Le Mentir-vrai, paru en 1964, il évoque en effet « ce parler syncopé, ce français oral qui est celui de [s]a génération17 ». Entendez : de sa génération d’écrivains. Aragon a joué un rôle capital dans l’imposition du français parlé sur la scène littéraire. Lui qui est connu pour avoir réussi à insuffler une deuxième vie à la grande carcasse moribonde de l’alexandrin, est aussi un maître du bâclé recherché, de la prose accidentée, de l’écrit parlé ou prétendant l’être. (Prétendant, car que l’on ne s’y trompe pas : la prose de Céline, d’Aragon, de Morand est aussi proche du véritable français parlé que les œuvres d’André Hodeir peuvent l’être de la musique vraiment improvisée. Pour les uns comme pour l’autre, il s’agit de simuler l’oral ou l’improvisation ; d’en donner l’illusion.) Si bien que là où Céline se revendique disciple de Morand, c’est une tout autre filiation que Queneau lui reconnaît. Dans un texte repris en 1950 dans Bâtons, chiffres et lettres, il note en effet « le Voyage est le premier livre important où l’usage du français parlé ne soit pas limité au dialogue, mais aussi au narré, on ne trouve cela que dans quelques nouvelles du Libertinage : l’influence d’Aragon, et du surréalisme en général, sur Céline est incontestable. » Recueil de contes et de pièces de théâtre composés entre 1918 et 1923, Le Libertinage est donc l’une des portes d’entrée dans ce que le critique Jérôme Meizoz a pu appeler L’Âge du roman parlant18. Parlant ou parlé.
C’est bien de cela qu’il s’agit en définitive quand il est question de jazz ou de syncope : d’une introduction, dans la prose littéraire, d’une forte dose d’oralité. Quelque chose comme une jaserie. Car comme l’écrit Leiris dans ses Simples Tics de glotte, recueil de jeux de mots en forme de dictionnaire marqué tout à la fois par le cratylisme et par ce que Claudel appelait les « idéogrammes occidentaux » : « Jazz – jase en zigzag.19 » Ce phénomène, Céline l’approche en 1947 par les mots du jazz quand Aragon, vingt ans plus tard, préfère le plus général terme de syncope ou plutôt de « syncopé ». S’il offre l’avantage de réinstaller le ragtime dans le paysage, ce terme est pourtant trompeur. Comme toujours en ces matières, son sens linguistique (il s’agit du phénomène par lequel on supprime un ou plusieurs phonèmes à l’intérieur d’un mot) et son sens musical ne coïncident que marginalement et la syncope du langage, phénomène phonétique aux conséquences rythmiques, est loin d’avoir sur la prose l’impact qu’a la syncope musicale sur la musique, en particulier afro-américaine.
Si tant de poétiques différentes ont ainsi pu être approchées sous le signe du jazz, c’est que celui‑ci, à la suite du ragtime, a représenté durant deux décennies – souvent dans une totale méconnaissance des contraintes qui s’appesantissaient sur lui, des lois qui le régissaient, de la place réelle qu’y occupait l’improvisation, etc. – la forme idéale de la liberté, de la vitesse et d’un désordre organisé qui a emporté le monde sur son passage. Libre comme peut l’être la parole quotidienne qui s’invente au fur et à mesure qu’elle s’énonce, il a été le comparant absolu, le paradigme à tout faire, à tout décrire, de la peinture de Matisse au style de Morand, un peu comme, durant les années 1960, on traitait de Beatles tout jeune homme porteur de cheveux longs ou de chemises à fleurs lors même qu’il ne jurait, musicalement, que par « À la claire fontaine » ou par Éric Dolphy.
Ce n’est donc pas en examinant les choses sous l’angle linguistique que nous croiserons les formes les plus tangibles d’américanisation de la prose française. Que les écrivains francophones aient accusé le coup de la littérature américaine est certain. Autant et plus que de Céline, Sartre romancier se réclame de Faulkner et de Dos Passos, y compris sur le plan de la technique narrative. Pas de Vernon Sullivan sans James Cain, etc. Mais l’émergence d’une prose parlée (que l’on peut aussi être tenté de décrire comme un retour de ce « style coupé » que le xviiie siècle a pratiqué autant qu’il s’est interrogé sur sa définition20) serait probablement intervenue même si le merveilleux événement du jazz – horresco referens – ne s’était pas produit. L’omniprésence du comparant « jazz » me semble témoigner davantage de la puissance avec laquelle la musique afro-américaine a impressionné les imaginaires, voire les corps européens, que d’un authentique processus d’américanisation de la prose française.
Mais cette omniprésence de la métaphore jazzique, si elle lui retire beaucoup de sa pertinence comme modèle, nous met en revanche à notre aise et nous autorise à en user en toute liberté. C’est ainsi par exemple que Jean Giono, dans l’idée qu’on s’en fait le moins jazz des êtres, lui dont l’univers romanesque est peuplé de plus de sonnailles que de solos, de plus de hussards que de « nègres de jazz », doit pourtant être reconnu comme l’un de ceux qui écrivent le mieux en jazz – on jurerait que c’est sa langue maternelle.
Image banière : jaquette du livre « Black magic », de Paul Morand, traduit du français par Hamish Miles, New York : 1929, Viking Press, illustration de Aaron Douglas. Yale University Library
Milton « Mezz » Mezzrow et Bernard Wolfe, La Rage de vivre, traduit de l’anglais par Madeleine Gautier et Marcel Duhamel (Paris : Le Livre de Poche, 1964), 86-87.
Ibid, 87-88.
Paul Morand, Black Magic (Londres : William Heinnemann Ltd, 1929).
Voir Yannick Séité, « L’inscription de la musique dans l’anthologie Negro », dans Gradhiva no^ 19, dossier : « L’Atlantique Noir » de Nancy Cunard. Negro Anthology 1931–1934 (2014), 92-93.
Paul Morand, Magie noire (Paris : Grasset, 1986 [1928]), 7-8.
Ibid., 8.
Jean-Paul Sartre, Qu’est-ce que la littérature ? (Paris : Folio, coll. « Essais », 1985 [1947]), 13.
Céline, Voyage au bout de la nuit (1932) in Romans I (Paris : Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1981), 72. Pour une mise en contexte de cette formule de Céline, voir Jean Jamin et Yannick Séité, "Anthropologie d’un tube des années folles. De jazz en littérature", Gradhiva, 4 (2006), 4-33.
Céline, "Lettres à Milton Hindus," Les Cahiers de l’Herne (1972), 115.
Ibid., 127. Les italiques sont d’origine.
Germaine Beaumont, Disques (Paris : Le Tambourin, 1930).
Dominique Maingueneau, Texte et Contexte (Paris : Dunod, 1993), 114.
Jean Cocteau, Portraits-Souvenirs (1935), in Romans, Poésies, Œuvres diverses, (Paris : Le Livre de Poche, 1995), 763.
Julien Gracq, En lisant en écrivant, (Paris : José Corti, 1980), 196-197.
Philippe Soupault, « Rag time », in Georgia, Épitaphes, Chansons et autres poèmes (Paris : Gallimard coll. « Poésie », 1984), 43.
Lettre d’André Breton à Théodore Fraenkel du 7 octobre 1917, citée dans Louis Aragon, Œuvres poétiques complètes, t. I, éd. Olivier Barbarant (Paris : Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2007), 1187
Aragon, Le Mentir-vrai (Paris : Gallimard, 1980), 13.
Jérôme Meizoz, L’Âge du roman parlant (1919-1939). Écrivains, critiques, linguistes et pédagogues en débat (Genève : Droz, 2001).
Michel Leiris, Langage tangage ou Ce que les mots me disent (Paris : Gallimard, 1985), 35.
Voir Jean-Pierre Seguin, "Problèmes de définition du style coupé au XVIIIe^ siècle", Cahiers FoReLLIS 1*, "De la brièveté en littérature" (1993) en ligne https://cahiersforell.edel.univ-poitiers.fr:443/cahiersforell/index.php?id=94.